Plaidoyer pour une histoire polyphonique

C’est peu dire que Sara Petrella et Mylène Steity apprécient le travail d’équipe. Les deux historiennes de l’art de l’Université de Fribourg sont les instigatrices de l’ouvrage collectif ABC arts & musées. Histoire coloniale et voix autochtone. Cet abécédaire, qui éclaire les rapports entre musées, arts et colonialisme, se fait fort de donner la parole à une cinquantaine de personnes de tous horizons.

En guise de propos liminaires, Sara Petrella met d’emblée les choses au clair: «L’histoire n’étant jamais neutre, nous sommes d’avis qu’il convient de multiplier les points de vue pour en comprendre toute la complexité.» Et la collaboratrice scientifique de l’Université de Fribourg de citer l’Invention du Nouveau Monde telle que la racontaient les manuels scolaires: «D’écrire “1492, Christophe Colomb découvre l’Amérique”, ce n’est juste plus possible aujourd’hui!» Il est vrai que cet événement historique, celui des «grandes découvertes», a jusqu’à peu été relaté d’une manière unilatérale et européocentré. Ce n’est que très récemment que les historien·n·e·s ont commencé à prendre en compte l’expérience des populations autochtones dans la relation de cet événement si cataclysmique pour elles. Ce courant historiographique, désigné sous le terme de postcolonial, a pour ambition d’écrire l’histoire de manière plus inclusive.

Un colloque qui donne le la
Au diapason de ce constat, les deux chercheuses avaient organisé à l’Université de Neuchâtel, en 2022, des journées doctorales sur le thème de la décolonisation des musées. «Nous y avions convié non seulement des chercheuses et chercheurs, mais aussi des personnes hors sérail académique ainsi que des intervenant·e·s venu·e·s des quatre coins de la planète: Congo, Canada, Brésil, etc.», se remémore Mylène Steity. Un «casting» très large dicté par un principe auquel elles tiennent comme à la prunelle de leurs yeux: celui de «plurivocité de l’histoire», meilleure façon, selon elles, de lever les œillères. Le ton était donné.

B.a.-ba de l’abécédaire
Comme il est souvent l’usage après les colloques, les deux chercheuses décident de garder une trace des thématiques abordées. L’abécédaire leur apparaît vite comme le choix éditorial laissant la plus grande marge de manœuvre: «D’une part, ce format nous permet d’accueillir tous les mots, du moment qu’ils sont liés à la thématique de la décolonisation; de l’autre, le récit n’étant pas linéaire, nous pouvons donner une tribune à de nombreuses personnes.»

Et, de fait, leur abécédaire ressemble à un véritable patchwork, mais dont tous les morceaux dessinent une seule et même histoire. Ainsi, on trouvera, par exemple, trois entrées à la lettre A: l’une pour «Alphabet», au sujet d’un alphabet jugé raciste peint sur le mur d’une école bernoise, la seconde pour «Amazone», sur les mémoires des Agoojiée, régiment militaire féminin du Royaume du Dahomey, et, le troisième, pour «Archives», où il est question d’un fonds d’archives documentant le parcours de femmes africaines vers l’écriture.

Des musées bientôt exsangues?
Plusieurs entrées de l’abécédaire abordent également le thème de la «décolonisation des musées» et de la restitution des objets volés qui en découle. «On me demande très souvent si nos institutions muséales risquent de se vider, réagit Sara Petrella, mais cette crainte est complètement infondée! Il faut savoir que seul 3 à 4% des objets d’une collection sont visibles, le reste se trouve en réserve et il ne sera donc jamais possible de tout restituer.» Mieux encore, à en croire les deux historiennes de l’art, toutes les demandes de restitution constituent pour les musées de formidables opportunités de se renouveler. «Au Musée d’ethnographie de Genève, la restitution de deux objets avait occasionné plusieurs jours de cérémonies, se remémore Sara Petrella, il y avait des représentant·e·s des communautés sources, des journalistes, des reportages à la télévision. Les autochtones étaient si heureux qu’ils avaient même offert des objets en échange. Le musée y a beaucoup gagné et, surtout, a établi une relation qui va durer!»

Casting éclectique et éthique
En complément de l’usuel appel à contributions, les chercheuses ont contacté des personnes de confiance pour nourrir leur ouvrage de perspectives variées: artistes et représentant·e·s des communautés autochtones, historien·ne·s, directeurs·trices de musée, archéologues, poètes, étudiant·e·s, , etc. Le faisceau s’est ensuite tout naturellement élargi par bouche-à-oreille. «Dans le fond, nous nous sommes dit que plus on est de fous plus on rit, souligne Mylène Steity, et, surtout, pas besoin d’être professeur·e d’université pour avoir son mot à dire!» Ultime critère de sélection: les contributeurs·trices se devaient de respecter une certaine éthique de travail: «Nous souhaitions des personnes qui traitent correctement leurs collègues, des personnes honnêtes, qui ne cachent rien.»

Une approche empreinte d’humilité
Loin de se considérer comme le pinacle de l’évolution historiographique, les deux historiennes de l’art reconnaissent volontiers que leur travail pourra aussi, un jour, prêter flanc à la critique. «Demain, on nous reprochera nos travers ou nos biais, reconnaît Mylène Steity, ce que nous avons fait est un état des lieux. Pour nous, l’histoire implique également de savoir s’arrêter et laisser l’autre poursuivre ou terminer le récit à notre place, se donner la parole les uns les autres. Ecolière, c’est ce que je ne retrouvais pas dans mes manuels scolaires.»

Par-delà de la tour d’ivoire académique
Fières du résultat final, heureuses de ces collaborations fructueuses et des liens créés, Sara Petrella et Mylène Steity n’ont pas tout à fait mis un point final à cet abécédaire. Elles souhaitent désormais créer une exposition virtuelle sur le thème des arts et musées, toujours dans une perspective inclusive et didactique, avec des artistes autochtones et des chercheuses et chercheurs. «Notre rêve, c’est que cette plateforme numérique soit en libre accès pour toutes et pour tous, pas uniquement pour les spécialistes», concluent les deux chercheuses.

Petrella, S., & Steity, M. (dirs.). (2025). ABC arts & musées: Histoire coloniale et voix autochtones. Zurich-Genève : Éditions Seismo.
Petrella, S., & Steity, M. (dirs.). (2025). ABC Arts & Museums: Colonial History and Indigenous Voices. Berlin: De Gruyter (à paraître 2025).

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  • Sara Petrella est historienne des arts à l’Université de Fribourg. Après une thèse de doctorat à Genève, elle a travaillé dans plusieurs universités en Suisse et au Canada, tout en participant à des projets culturels auprès de musées, centre culturels autochtones et ONG.
  • Mylène Steity est doctorante en muséologie et historienne de l’art diplômée de l’Université de Neuchâtel. Elle travaille en qualité de chargée de recherche à la Direction générale de la culture de l’État de Vaud et collabore avec plusieurs institutions muséales suisses.

 

 

 

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The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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