Une institution consacrée à la migration verra le jour dans le chef-lieu de la Veveyse en 2025. Celle-ci servira de lieu de mémoire à toutes celles et ceux touché·e·s ou intéressé·e·s par la migration, depuis la Suisse ou vers la Suisse. Entretien avec Claude Hauser, l’une des chevilles-ouvrières de ce projet et professeur d’histoire contemporaine à l’Unifr.
Claude Hauser, on connaît l’épopée de ces Fribourgeois·e·s partis en 1819 au Brésil pour y fonder la colonie de Nova Friburgo. Est-la raison pour laquelle vous souhaitez créer, presque 200 ans plus tard, une Maison des Amériques à Châtel-St-Denis?
Bien sûr, l’épopée de Nova Friburgo est un fait important dans l’histoire de l’émigration fribourgeoise outre-Atlantique, c’est un événement déterminant, et il reste fortement présent dans la mémoire collective des Fribourgeois·e·s. Martin Nicoulin et l’Association Nova Friburgo ont beaucoup œuvré pour cela. Mais la Maison des Amériques se veut grande, vivante et inclusive. Dans l’esprit de ses promoteurs, il s’agit d’un lieu-carrefour et d’un lieu de mémoire, ouvert à toutes celles et à tous ceux pour qui la migration, à l’exemple de celle vers les Amériques, fait résonner quelque chose: une expérience familiale, un écho répercuté par de lointains cousins, un questionnement sur le sens du départ définitif, de l’accueil, de l’échange et du métissage des cultures. En regardant par les fenêtres de cette maison, on distinguera aussi Baradero en Argentine, Punta Arenas au Chili, et tant d’autres lieux que des femmes et des hommes de Fribourg ont espéré comme des terres où vivre mieux, à défaut d’être des terres promises. Cela nous renverra aussi aux espérances de tant de migrant·e·s qui, aujourd’hui, peuvent voir en Fribourg et la Suisse une certaine idée de l’Amérique, entre Eldorado et havre de paix. C’est tout cela qui motive à créer une Maison des Amériques dans ce canton, ici et maintenant: un lieu tourné vers l’ailleurs et le futur, qu’alimente un riche passé!
Mais pourquoi Châtel-St-Denis et pas un lieu plus central?
Je serais tenté de répondre qu’en matière de migrations, il n’existe guère de centre ou de périphérie… Les déplacements de populations vers l’étranger amorcés dans le Canton de Fribourg dès le XVIe siècle, très nombreux outre-Atlantique au XIXe siècle, et encore effectifs jusqu’aux années 1970, se réalisent le plus souvent en réseaux, touchant des régions très variées et aboutissant dans certains cas à la création de nouveaux territoires, parfois créés ex nihilo. Sur le plan régional, il s’avère que la Veveyse, tout autant que la Gruyère ou la Glâne, a été le point de départ de plusieurs vagues de migrant·e·s de diverses conditions. Tournés vers l’horizon d’attente si lointain, mais si attractif, qu’ont pu représenter les Amériques, ces émigré·e·s se retrouvent dans chacune des communes de ce district. Quand on ajoute à cela que la Veveyse est le seul district du Canton de Fribourg ne comptant pas d’institution muséale, on comprend que l’implantation de la Maison des Amériques à Châtel-Saint-Denis apparaît comme une destination quasi naturelle…
L’Association Fribourg-Nova Friburgo, l’Association Baradero-Fribourg et les Amis suisses de Magellan sont impliqués dans le projet. C’est un focus très latino-américain, en somme?
Oui, la composante latino-américaine est importante, car elle réfère à trois vagues et destinations importantes de l’émigration fribourgeoise au XIXe siècle. Ce qui est aussi intéressant et motivant dans cette relation, c’est qu’elle a traversé des décennies et continue de vivre aujourd’hui au travers des associations mentionnées, mais aussi de nombreux parrainages, jumelages de formations et autres liens familiaux et de sociabilité qui mettent en contact des populations nombreuses. Ces échanges nourris par l’Histoire sont non seulement encore actuels, mais réciproques, ce qui en fait toute la richesse. Mais j’aimerais ajouter que l’Amérique du Nord, et le Canada en particulier, sont aussi concernés et appelés à habiter la future Maison. Au XIXe siècle, des Fribourgeois·e·s ont émigré par exemple vers le Manitoba, notamment à Notre-Dame de Lourdes où leur souvenir demeure vivace, sans compter les nombreux agriculteurs et agricultrices qui ont tenté leur chance sur les terres du Québec, à partir des années 1970. L’intérêt est fort au Canada pour cultiver ces liens historiques, comme le montre l’existence du réseau universitaire «Trois siècles de migrations francophones en Amérique du Nord», basé à l’Université Saint-Boniface de Winnipeg.
S’agira-t-il d’un musée? Que pourra-t-on y voir ou y faire?
La Maison souhaite avoir une dimension supplémentaire par rapport à un simple musée. Bien sûr, l’histoire des contacts et échanges entre Fribourg et les Amériques y trouvera une bonne place, qu’il s’agisse de documentation, d’objets, de recherches ou de rencontres internationales. Mais le lieu se veut un véritable carrefour culturel, qui permette aussi le dialogue continuel entre passé et présent. La Maison sera aménagée comme un endroit convivial, avec espaces intérieurs (salles à disposition et en location pour des formations, cafés, boutiques, places de jeux…) et extérieurs (jardins, espaces de rencontre, place des Amériques, etc.). La culture comme la gastronomie des différents pays concernés y seront mises en valeur, pour le grand bénéfice des visiteuses et visiteurs de divers horizons qu’on souhaite y accueillir.
Et au niveau académique, quelle est l’implication de l’Université de Fribourg?
L’histoire des migrant·e·s et des migrations s’inscrit dans le plus vaste domaine des relations culturelles internationales, une des spécialités de notre Département d’Histoire contemporaine. C’est dans ce sens que nous avons pu, l’an passé, travailler avec des étudiant·e·s à revisiter cette histoire de l’émigration fribourgeoise en Amérique latine sous l’angle de l’histoire des territorialités (pratiques et représentations du territoire), des études postcoloniales et de l’histoire environnementale. C’était très stimulant et les étudiant·e·s ont produit de très bons travaux assortis de posters synthétiques qui ont été exposés au public lors de cafés scientifiques. La recherche académique répond ainsi directement à la demande sociale autour de cette thématique. Elle est aussi interdisciplinaire et nous comptons bien organiser des conférences, ateliers et autres événements scientifiques avec d’autres collègues dans ce cadre nouveau de la Maison des Amériques, qui sera équipée pour les accueillir.
Est-ce que les étudiant·e·s pourront en profiter?
Nous y comptons bien: il est prévu que la Maison accueille de nombreux fonds d’archives et des ressources documentaires variées sur la thématique de la migration, tant vers les Amériques que plus largement. Du matériel plus facile d’accès qu’auparavant pour nos étudiant·e·s de l’Unifr, mais aussi pour des chercheuses et chercheurs d’autres pays, notamment d’outre-Atlantique, qui pourront y effectuer des séjours et y travailler, tout en présentant leurs travaux à un plus large public. Cette Maison se veut commune, ouverte à la réflexion et aux échanges culturels: cela devrait motiver les étudiant·e·s à la fréquenter!
Si tout va bien, quand est-ce qu’on pourra franchir les portes de cette Maison des Amériques?
La planification va bon train depuis une année: aujourd’hui se constitue à Châtel-Saint-Denis une Association La Maison des Amériques qui sera à même de porter le projet sur des fondations solides. Une étude de faisabilité a déjà été réalisée par Mégane Rime, conservatrice adjointe au Musée gruérien, durant l’année 2022, et l’idée rencontre l’intérêt et le soutien très souvent enthousiaste de divers milieux. C’est ce qui fait sa force. Les promoteurs de la Maison, regroupés autour de Christophe Mauron, directeur du Musée gruérien et initiateur du projet, envisagent une ouverture à l’horizon 2025. Il y a encore beaucoup d’énergie à déployer, mais la création d’un lieu de mémoire et d’échange vivant, ancré dans une région de Fribourg qui veut manifester son ouverture au monde est une motivation des plus stimulantes !
- Claude Hauser, professeur d’histoire contemporaine
- Département d’histoire contemporaine
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Photo de une: Ancienne gare d’Helvécia dans l’Etat de Bahia, Brésil. © Christian Doninelli
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