Des milliers de monnaies romaines sortent de l’ombre

Des milliers de monnaies romaines sortent de l’ombre

La chaire francophone d’histoire de l’Antiquité de l’Université de Fribourg a réuni près de 2000 pièces de monnaies datant de l’époque romaine dans une base de données numérique. Longtemps invisibles, elles deviennent aujourd’hui accessibles aux numismates du monde entier. Cédric Brélaz, professeur d’histoire de l’Antiquité et directeur scientifique du projet, nous en explique tout l’intérêt.

Comment vous est venue l’idée de créer cette base de données numismatique?
Les humanités numériques sont aujourd’hui très en vogue dans les sciences humaines, à tel point que le Fonds national suisse exige désormais la création de bases de données pour tout projet qu’il finance. Dans certains cas, cela a du sens, dans d’autres beaucoup moins. Mais pour la numismatique, c’est réellement pertinent. Dans le cadre de ce projet, nous avons affaire à des milliers de pièces, souvent très similaires, disséminées entre plusieurs institutions: le Musée d’art et d’histoire de Fribourg, le Musée de Morat, le Musée Bible+Orient de notre Université. Jusqu’à présent, elles étaient peu ou pas étudiées, et rarement publiées dans leur intégralité.

L’objectif est-il de réaliser des analyses statistiques?
Avant tout, cette base permet une diffusion des données bien plus ergonomique que les publications traditionnelles. Pendant longtemps — et encore aujourd’hui — les pièces étaient publiées dans des catalogues imprimés, avec des planches de photographies souvent de qualité médiocre. Grâce aux outils numériques, on accède plus facilement à l’information, et l’on peut effectivement produire des analyses, croiser les données, interroger un corpus de pièces sur divers critères. Il faut garder à l’esprit que ces objets sont rarement uniques: les monnaies étaient frappées à des centaines de milliers d’exemplaires. L’un des grands bénéfices, c’est qu’un chercheur ou une chercheuse, en Amérique du Nord par exemple, peut désormais consulter ces pièces sans avoir à se déplacer.

A qui s’adresse cette base de données?
Il y a deux publics cibles. D’une part, un public érudit, passionné par le patrimoine. C’est d’ailleurs une mission fondamentale de l’Université: jouer un rôle de passeur entre les collections publiques et la société. D’autre part, cette base vise évidemment la communauté scientifique. De nombreuses pièces conservées ici échappaient jusqu’alors aux radars de la recherche internationale, faute de publication. Or, les chercheurs et chercheuses en numismatique ont besoin d’accéder à un maximum de spécimens. Cette base fribourgeoise leur offre une nouvelle source de données précieuse.

Ces pièces avaient-elles déjà été étudiées?
Non, il a fallu tout reprendre depuis le début. Pour la collection du Musée d’art et d’histoire, cela représente environ 1500 pièces, majoritairement romaines. Un inventaire sommaire existait, réalisé par des collaborateur·trice·s du musée et du Service archéologique de l’Etat de Fribourg. Nous avons mené ce travail dans le cadre de mes cours de numismatique, avec les étudiantes et étudiants. L’une d’elles, Julie Python, y a même consacré son mémoire de master et une autre, Alicia Lehmann, travaille actuellement sur ce matériel.

Cela a dû être un vrai travail de bénédictin!
Effectivement! Il a fallu identifier chaque pièce — c’est ce qu’on appelle la détermination —, les décrire précisément, évaluer leur état de conservation et les rattacher à des types déjà connus dans la littérature spécialisée. Ce travail a été complété par des photographies de très haute qualité, réalisées par un photographe professionnel ici à Fribourg.

Y a-t-il des pièces particulièrement remarquables dans cette collection?
Ma réponse peut paraître paradoxale: non, il n’y a pas de pièce véritablement exceptionnelle, et c’est justement ce qui fait l’intérêt de la collection. La numismatique ne s’intéresse pas seulement aux objets rares ou esthétiques. Elle repose aussi — et peut-être surtout — sur l’étude des pièces ordinaires, très largement diffusées dans l’ensemble de l’Empire romain. Les petites pièces en bronze, de faible valeur, servaient aux achats quotidiens. Elles sont souvent corrodées, en mauvais état, mais leur intérêt scientifique est majeur. Elles permettent d’étudier les réseaux de diffusion monétaire et les usages économiques. Cela dit, il y a aussi quelques pièces remarquables, comme cette monnaie en or issue d’un trésor découvert à Portalban au début du XXᵉ siècle. Elle constitue le fleuron de la collection du Musée d’art et d’histoire. Mais, d’un point de vue scientifique, les plus belles pièces ne sont pas nécessairement les plus importantes.

Qu’en est-il du contexte archéologique de ces monnaies?
C’est un vrai problème. La plupart des collections ont été constituées à partir de donations privées dès la fin du XVIIIᵉ siècle. A Fribourg, certaines pièces proviennent même de dons faits par des officiers fribourgeois au service du roi de France qui avaient reçu des monnaies du Cabinet des médailles à Paris. A l’exception des pièces du trésor de Portalban, nous ne connaissons pas le contexte archéologique précis des objets. Or, cela constitue une perte d’informations historiques considérable. On ignore le lieu exact de découverte, les objets associés et on ne peut donc pas dater l’enfouissement avec précision. Il y a un enjeu éthique majeur: le marché de l’art numismatique est légal, mais les pièces qui y circulent proviennent parfois de fouilles illégales.

Est-ce que cette base pourrait intéresser des collectionneurs privés ?
Ce n’est pas l’objectif premier, mais ce serait un développement idéal. Un collectionneur privé, resté anonyme, nous a déjà confié une très belle collection de 323 pièces qu’il a acquises légalement. Il en reste propriétaire, bien sûr, mais il nous a permis de les étudier avec les étudiant-e-s, ce qui est une opportunité précieuse. J’ai d’ailleurs organisé un colloque début avril sur cette question. Des collectionneuses et collectionneurs étaient présent·e·s et je leur ai lancé un appel: si certains souhaitent nous confier leurs pièces à des fins scientifiques ou didactiques, ce serait formidable. L’idéal serait bien sûr qu’ils en fassent don à l’Université.

Comment cette base a-t-elle été créée techniquement?
Elle a vu le jour grâce à un soutien du Fonds d’innovation pédagogique de la Faculté des lettres et des sciences humaines. La réalisation technique a été assurée par la Direction informatique de l’Université, et plus précisément par son service dédié aux bases de données éducatives en la personne de M. Alrick Deillon. Elle fonctionne très bien, mais l’étape suivante, que j’ai évoquée lors du colloque, serait de l’intégrer aux grandes plateformes internationales déjà existantes. Il existe des bases majeures comme celle de l’American Numismatic Society à New York, du Cabinet des médailles à Paris, des Musées de Berlin ou du British Museum. L’objectif serait que notre base fribourgeoise, modeste mais solide, puisse rejoindre ce réseau. Ce serait à la fois un aboutissement et un point de départ vers un projet de plus grande ampleur.

La communauté scientifique pourrait-elle remettre en question certaines de vos déterminations?
Absolument, et c’est même souhaitable. L’un des avantages du numérique, par rapport à l’imprimé, est que les données peuvent être mises à jour en continu. C’est une force, mais aussi un piège: tout semble toujours provisoire, et cela peut nuire à la rigueur. Cela dit, nous restons ouverts à la discussion. Si des collègues repèrent des erreurs ou souhaitent corriger certains points, ce serait extrêmement précieux. La base a vocation à évoluer, à s’enrichir et à devenir un véritable outil collaboratif au service de la recherche.

Photo d’illustration: Aureus de Vespasien représentant le portrait de Titus, atelier de Rome, 75 ap. J.-C. Trésor de Portalban, Musée d’art et d’histoire de Fribourg, n° inv. 16336.

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The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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