Il aura marqué des générations d’étudiant·e·s. Professeur de droit durant plus de trente ans, Walter Stoffel a pris sa retraite l’année dernière. Passionné de droit et de cinéma comme on le connaît, il ne risque pas de sombrer dans une douce torpeur de rentier.
Etait-ce une vocation de faire carrière dans le droit?
Cela n’avait rien d’une évidence! J’ai envisagé d’étudier la médecine, de m’inscrire dans une école polytechnique et j’ai même songé à devenir acteur. J’ai cependant choisi le droit car il permet non seulement de comprendre le fonctionnement de la société, mais aussi de l’influencer. Il revêt donc un aspect politique.
Vous auriez donc tout aussi bien pu opter pour la sociologie?
La sociologie est une science d’observation, tandis que le droit est une discipline d’action et d’analyse. C’est ça qui, je pense, a fait pencher la balance.
Pouvez-vous exclure toute hérédité dans ce choix?
Non, car mon père a étudié le droit avant de devenir journaliste et la famille élargie comptait aussi plusieurs juristes.
Ce sentiment de pouvoir agir sur la société au moyen du droit s’est-il avéré correct par la suite?
Je le crois. Au début, j’étais surtout attiré par le droit public, qui concerne précisément le fonctionnement de l’Etat. J’ai découvert le droit privé au cours de mes études, puis comme avocat. Ça m’a conduit au droit économique et au droit de la concurrence. Les interactions entre les entreprises sont régies par le droit privé, mais la manière dont elles interagissent a un impact très fort, mais sous-estimé, sur le fonctionnement de la société.
S’agit-il d’une orientation professionnelle tardive, puisque votre thèse, elle, portait sur l’égalité de traitement des étrangers ? On se trouve à mille lieues du droit de la concurrence!
Les deux ont un aspect éminément international. En plus, le droit des étrangers revêt à la fois un aspect public et privé. Il suffit de songer au statut des saisonniers, qui était contraire aux conventions que la Suisse avait signées. L’étudier nous en dit long sur la manière dont les étrangers sont traités.
Une passion pour le septième art
Walter Stoffel est un vrai cinéphile, à tel point qu’il a créé, en collaboration avec Lucie Bader, un cycle intitulé «Droit dans le cinéma». Il faut dire que la dramaturgie de certains procès, notamment outre-Atlantique, dépasse largement la fiction.
Votre portrait ne serait pas complet si on n’abordait pas votre passion pour le 7e art.
C’est une passion de toujours. Dès que j’ai pu, je me suis faufilé dans les salles obscures, licitement ou pas. Au collège, je me suis beaucoup engagé pour le club de cinéma.
Cette passion est-elle «innée» ou vous a-t-elle été transmise?
J’aimais le théâtre, la peinture, la photo, bref tout ce qui est visuel! L’image qui bouge de surcroît, qui crée une illusion, berce, choque, m’a attiré de façon innée.
Avez-vous été tenté de passer derrière la caméra?
J’adore faire des photos. J’ai aussi réalisé de petits films d’amateur, mais ce n’est pas la voie que j’ai choisie, peut-être parce que je n’ai pas eu le sentiment de pouvoir apporter quelque chose de ce côté-là, mais surtout parce que les réalités (bien construites) dépasse la fiction.
Le cycle «Droit dans le cinéma» va-t-il continuer en dépit de votre retraite?
Il y aura une 10e édition l’année prochaine. L’institution est désormais ancrée dans la Faculté puisque Maria-Eva Belser et Michel Heinzmann ont repris le flambeau.
Ce besoin de lutter contre les puissants, en l’occurrence les monopoles, ou de défendre les faibles, les étrangers, trahit-il une fibre de gauche?
C’est une position libérale, au sens de l’histoire philosophique du terme, sous-tendue par une conscience sociale. Dans une société démocratique, le droit de la concurrence ne saurait fonctionner sans filet social. Si une entreprise périclite faute de succès, cela peut avoir des conséquences dramatiques sur ses employés. La gauche a toujours soutenu le droit de la concurrence et les efforts législatifs en ce sens, mais elle s’est montrée plus réservée ensuite quand il s’agissait de passer à l’application concrète.
Vous songez au cas de Swisscom?
Effectivement, les partis de gauche ont eu une attitude ambiguë à l’égard de cet ancien monopole étatique qui reste, matériellement du moins, dans le giron de l’État.
Selon la formule consacrée, vous avez ensuite fait votre barreau dans une étude prestigieuse.
Le métier d’avocat m’a beaucoup plus. J’ai aimé le contact avec les clients, avec la vie. C’est l’endroit où la réalité sociale et économique est transformée en notions juridiques. Je serais vraisemblablement resté dans le métier, si je n’avais pas préféré la carrière universitaire.
Et qu’est-ce qui vous plaît tant dans le monde académique?
J’ai toujours aimé la recherche, écrire, formuler, enseigner. Que l’on endosse le costume d’avocat ou de professeur, on joue un rôle pour un public, ce fameux jeu d’acteur que j’évoquais précédemment. J’ai eu l’opportunité de devenir le premier vice-directeur de l’Institut suisse de droit comparé et de faire, en parallèle, ma thèse d’habilitation à Fribourg, où j’ai assez rapidement pu occuper une chaire nouvellement créée.
Vous affirmez qu’on joue un rôle quand on est professeur. Face à la classe, vous n’êtes plus tout à fait vous-même?
Nous jouons un rôle en droit car nous présentons un ordre juridique, le plus loyalement possible. Nous pouvons sortir de ce rôle afin de critiquer l’ordre juridique établi ou pour endosser un autre point de vue. C’est alors un rôle différent que nous jouons, un rôle que j’ai particulièrement apprécié. Mais le professeur est toujours face au public, estudiantin ou autre. Le jeu des mots, du corps, des bras, tout a un élément théâtral. J’ai d’ailleurs été acteur au collège. Ça m’est resté.
Je me suis laissé dire que vous affichiez une pokerface durant les examens qui interloquait parfois les étudiant·e·s. C’était un rôle également?
J’essayais de rester neutre et d’éviter de déstabiliser un·e étudiant·e qui aurait donné une mauvaise réponse, d’où peut-être mon apparente impassibilité. En cas de réponse erronée, j’avais plutôt pour habitude de poser une seconde question, afin de voir si l’erreur était rattrapable.
Vous avez enseigné pendant plus d’un tiers de siècle. Quel regard portez-vous sur l’évolution du métier ? Votre discipline s’est-elle aussi lancée dans une course effrénée aux publications?
Certainement et j’aime beaucoup ça d’ailleurs: nous souhaitons nous hisser à la pointe de la recherche et influencer la société. Dès mes débuts, je me suis battu pour moderniser le droit de la concurrence suisse, afin notamment de permettre à la commission de rendre des décisions. Nous avons connu un certain succès, je crois.
Est-ce que les étudiant·e·s ont changé durant ce temps?
Avant tout, je tiens à dire que je les ai toujours aimés, du premier au dernier jour. Il y a chez les jeunes une constante, cette curiosité, cette ouverture. Ils ne connaissent pas encore le droit et seulement un peu la vie. C’est très stimulant et beau.
Mais ont-ils changés?
On prétend que les étudiant·e·s s’expriment moins bien aujourd’hui, que leurs compétences linguistiques sont moins bonnes. Je crois que cette impression trompe. A l’époque, nos vieux professeurs nous adressaient le même reproche…Mais les étudiant·e·s ont plus de crainte par rapport à leur avenir professionnel. Dans les années 1970, nous savions que nous trouverions un poste à la sortie de l’Université. Notre souci, c’était de bouleverser le monde.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Université de Fribourg?
L’université est très bonne et elle a un grand potentiel. Mais il faut mettre les bouchées doubles. En tant qu’ombusdman, j’observe que l’Université de Fribourg manque cruellement de moyens. On est trop souvent obligé de « bricoler », et au premier conflit on constate que les structures manquent. L’État doit empoigner le problème et il ne s’agit pas d’augmenter le budget de 2 à 3%, mais bel et bien de 30 à 50% sur une période de 5 à 7 ans.
Vraiment ?
Oui, totalement. Nous sommes sans cesse confrontés à des restrictions budgétaires, ce qui nuit à l’ambiance et empêche de stabiliser les postes de nos excellents jeunes chercheur·e·s. Regardez aussi les obstacles contre lesquels bute l’Université pour s’agrandir, notamment pour le projet dit de la Tour Henri depuis des dizaines d’années. Les étudiants qui visitent les bibliothèques de droit de Berne, Neuchâtel ou Lausanne voient la différence. Les infrastructures doivent absolument être remises aux exigences actuelles, impérativement. L’État joue l’avenir de notre Université.
Vous avez été président de la COMCO. Quel est le fait d’arme dont vous êtes le plus fier?
Précisément d’avoir habilité l’autorité de la concurrence à rendre des décisions. C’était un vrai changement de mentalité qui rompait avec une culture très consensuelle. Je me suis également beaucoup employé à rendre visible cette instance auprès des médias et du public. Comment résumer une décision de deux-cents pages en deux phrases ? C’était à la fois un défi et un exercice salutaire !
D’autres accomplissements?
Nous avons accompagné la libéralisation dans le domaine des télécommunications et d’autres anciens monopoles d’État. Nous avons ouvert les marchés de distribution, en libéralisant les « importations parallèles ». Nous avons amélioré le fonctionnement de la concurrence dans les marchés de paiement, les cartes de crédit, et dans le domaine de la construction. Nous avons pu harmoniser le droit de la concurrence avec l’Union européenne et positionner l’autorité suisse au niveau international.
Des regrets?
Nous n’avons pas réussi à mettre sur pied une procédure rapide et équilibrée dans le domaine du droit de la concurrence. Certaines affaires ont duré plus de 10 ans! A l’ère digitale, on doit impérativement mettre en place un système procédural qui fonctionne mieux et qui permette à l’autorité et à l’instance de recours d’agir plus rapidement.
Vous êtes ombudsman de l’Unifr, co-directeur du Center for Transnational Legal Studies à Londres. Malgré la «retraite», vous restez très actifs.
Je suis content de pouvoir continuer à faire les choses qui me plaisent et de poursuivre les activités avec les étudiant·e·s. J’ai la chance de pouvoir puiser dans ma longue carrière d’enseignement et de recherches de quoi alimenter le cycle le droit dans le cinéma. Je remplace un collègue et j’enseigne à UniDistance (la seule institution universitaire à distance reconnue par la Confédération. ndlr). Mes journées restent bien remplies, plus que je ne l’aurais pensé!
J’aimerais vous faire réagir à quelques citations célèbres concernant le droit.
«En politique, les études c’est très simple, les études c’est cinq ans de droit, tout le reste de travers.» (Coluche)
Le rapport entre le droit et la politique est important mais moins qu’on pourrait le penser. Un des défauts des juristes, c’est le positivisme. Les juristes appliquent le droit en vigueur, ils le connaissent très bien à la fin. Mais quand le droit change, ils doivent le réapprendre. Cela confère à la profession son aspect conservateur que j’ai, en tant que professeur, essayé de combattre. Cela dit, celles et ceux qui ont étudié le droit sont bien armé·e·s pour faire de la politique, ce qui explique sans doute leur forte représentation parmi les élus.
«Les juristes sont des hongres, les avocats des étalons!» (Me Marc Bonnant)
C’est une citation d’un autre temps. Il y a bien sûr une différence entre les juristes et les avocat·e·s. Ces derniers prennent parti, défendent une cause ou attaquent. C’est le côté combattant de la profession. Les juge, en revanche, sont équilibrés, neutres et prennent une décision après avoir entendu tout le monde. J’ai plutôt le tempérament d’avocat. En ce sens, la distinction me paraît juste.
«Les avocats portent des robes pour mentir aussi bien que les femmes!» (Sacha Guitry)
Cette phrase est misogyne et fausse à la fois. Les avocats jouent un rôle, d’où la robe : «Je défends cet assassin non pas parce que j’ai aussi envie de commettre un homicide mais parce que c’est mon rôle de le défendre.»
«Personne ne gagne, devant un tribunal, sinon les avocats!» (Charles Dickens)
Voilà une des ambiguïtés du droit ! Pourquoi ai-je besoin d’un avocat puisque je suis victime d’une injustice que m’inflige la société méchante ? Quand je gagne, c’est parce que j’ai eu raison et, dans le fond, l’avocat·e n’aurait pas dû être nécessaire. Quand je perds, c’est pire encore car j’ai payé et je finis par avoir tort !
«A la minute où vous lisez quelque chose que vous ne comprenez pas, vous pouvez être sûr que c’est un avocat qui l’a rédigé.» (Will Rogers)
Vrai et faux. D’un côté, les juristes peuvent avoir un langage lourd car ils citent les sources : «Selon l’article 20, alinéa 3, le législateur a voulu que… », et les lecteurs s’endorment, avant même que les juristes annoncent la couleur. D’un autre côté, les avocat·e·s manient bien le verbe, peut-être trop bien parfois.
«Je devais être fusillé ce matin à six heures. Mais comme j’avais un bon avocat, le peloton n’arrivera qu’à six heures trente.» (Woody Allen)
La phrase aussi reflète bien l’ambiguïté de la profession aux yeux du public, qui oscille entre défiance et admiration. L’avocat obtient gain de cause, mais par une ruse habile plutôt que parce que c’est juste. En réalité, tout a toujours plusieurs facettes dans la vie. C’est le rôle des juristes de le montrer. Et du cinéma.
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