Parce qu’ils adhéraient aux thèses maoïstes ou tout simplement parce qu’ils se passionnaient pour la Chine et sa culture, des Suisse·sse·s se sont retrouvé·e·s dans le collimateur de la police fédérale. Dans son ouvrage intitulé Au-delà du rideau de bambou. Relations culturelles et amitiés politiques sino-suisses (1949-1989), Cyril Cordoba éclaire un pan méconnu de la Guerre froide.
A quels types d’activités culturelles (ou de propagande) s’est livrée la Chine en Suisse?
Il s’agissait, dès les années 1950, de représentations de l’Opéra de Pékin, de la distribution de documentation sur la Chine (brochures politiques, magazines illustrés, livres pour enfants), de la diffusion de films, ou encore de rencontres sportives (tennis de table, badminton, hockey). En raison de la mise sous tutelle idéologique de l’art et de la culture en Chine maoïste, mais aussi en raison du profond anticommunisme helvétique, toutes ces manifestations ont été largement disqualifiées par la Suisse comme étant de la pure propagande sans aucun intérêt.
Qui en étaient les agents?
Compte tenu de la méfiance des élites politiques, économiques et culturelles suisses face à ces activités, ce sont des groupes de personnes lambdas, intéressées par la Chine pour des raisons culturelles, politiques ou commerciales, qui ont développé, jusqu’aux années 1980, des échanges avec la République Populaire de Chine (RPC). Ces individus ont fondé des «associations d’amitié avec la Chine», dont le but était de faire connaître et apprécier ce pays avec lequel nous entretenions des relations diplomatiques, mais dont nous nous tenions à distance. Formées dans les années 1960, ces organisations ont attiré un peu plus de 1’500 membres à la fin des années 1970.
Ces associations d’amitié sino-helvétiques n’étaient-elles qu’un paravent à des activités plus idéologiques?
Dans mon livre, je démontre que ces groupes n’étaient ni totalement contrôlés par Pékin, ni véritablement engagés dans une relation d’ «amitié» (au sens commun) avec leurs interlocuteurs·trice·s chinoises. La RPC parlait surtout d’échanges «de peuple à peuple» pour signifier qu’elle court-circuitait les réseaux diplomatiques traditionnels pour interagir directement avec des populations étrangères. Les relations des «ami·e·s de la RPC» avec l’appareil de propagande chinois étaient certes asymétriques, mais les inflexions données aux associations d’amitié venaient surtout de quelques dirigeant·e·s militant au sein du Parti communiste suisse / marxiste-léniniste (PCS/ml), unique parti reconnu par Pékin en Suisse (1964-1989).
Dans le fond, la culture chinoise n’a-t-elle pas fasciné les Occidentaux depuis le voyage de Marco Polo? Où est la frontière entre simple curiosité culturelle et propagande politique?
Il n’y avait en effet pas que des raisons idéologiques de s’intéresser à la Chine. Pourtant, jusqu’à la fin des années 1970, la Suisse considérait quiconque entretenant des relations avec ce pays comme hautement suspect. Or, ni les étudiant·e·s souhaitant apprendre le chinois, ni les simples touristes, et encore moins les hommes d’affaire ne pouvaient être taxé·e·s de prochinois. Cette suspicion généralisée est à replacer dans le contexte de la Guerre froide, mais aussi dans celui de la Défense nationale spirituelle, qui a profondément marqué la culture politique et la politique culturelle de notre pays.
Le cas échéant, en quoi le maoïsme s’avérait-il plus séduisant que le marxisme-léninisme soviétique?
Après la rupture entre l’URSS et la Chine au début des années 1960, Pékin a voulu s’imposer comme une alternative à la tête du mouvement communiste international. Les militant·e·s prochinois·es désignaient Moscou comme une puissance «révisionniste» vieillissante, ayant trahi l’idéal socialiste, tandis que la RPC, en tant que pays «non-Blanc», victime d’ «un siècle d’humiliation» aux mains des puissances européennes, semblait pouvoir inspirer les luttes anti-coloniales et anti-impérialistes à travers le monde, surtout dans le contexte de la guerre d’Algérie puis de la guerre américaine au Vietnam. Lors de la Révolution culturelle (1966-1976), qui a été présentée au monde comme «une révolution dans la révolution», Pékin semblait véritablement lutter contre la bureaucratisation et l’embourgeoisement de son propre régime. De plus, les fameux «Gardes rouges» paraissaient mener une lutte qui résonnait avec les revendications des mouvements sociaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Mais comme beaucoup de militant·e·s l’ont découvert par la suite, la réalité était plus complexe.
Vous avez rencontré une vingtaine de ces anciens membres d’associations prochinoises. Vous ont-ils volontiers parlé?
Généralement, ces (ex) ami·e·s de la Chine se sont montré·e·s très ouvert·e·s et heureux-ses de pouvoir parler de leur engagement politique et/ou culturel en faveur de la Chine. Certain·e·s m’ont même confié des archives très riches, telles que des cassettes audios qu’elles et ils avaient enregistrées lors de leurs rencontres avec des Chinois·e·s en RPC. D’autres se sont montré·e·s plus réservé·e·s, et ont essayé de sonder mes opinions politiques ou de tester mes connaissances sur la Chine…. Ce sont généralement les militant·e·s impliqué·e·s dans les groupes les plus radicaux qui ont le regard le plus critique sur leur passé. Le Parti maoïste suisse (PCS/ml) fonctionnait de manière assez sectaire et a adopté des positions qui semblent aujourd’hui assez étonnantes, en faveur de l’énergie nucléaire et du service militaire obligatoire par exemple.
Que dire des Suisses qui sont partis en Chine, tels des «voyageurs du maoïsme»? Les autorités suisses craignaient-elles qu’ils se muent en agents du communisme? Y ont-ils été endoctrinés?
Avant que les voyages en Chine ne deviennent monnaie courante, un certain nombre de Suisses·ses se sont rendu·e·s en RPC au début des années 1960 pour y travailler en tant qu’«expert·e·s étranger·e·s» (une vingtaine en 1966). Il s’agissait pour eux d’enseigner le français/l’allemand, ou alors de corriger des textes traduits du chinois pour des journaux tels que Pékin Information ou La Chine en construction, destinés à l’étranger. Parce que ces citoyen·ne·s helvétiques revenaient enchanté·e·s de leur séjour dans un pays communiste, les services de renseignement suisses craignaient qu’ils aient subi un «lavage de cerveau» sur place et qu’ils ne représentent un danger de «5e colonne». On retrouve parmi ces voyageur·se·s les premier·e·s membres de associations d’amitié avec la Chine, qui souhaitaient surtout faire contrepoids aux informations très négatives données par les médias occidentaux sur la RPC.
Ces personnes étaient surveillées de près par la police fédérale!
On trouve aux Archives fédérales de Berne de très nombreuses «fiches de surveillance» consacrées aux activités prochinoises en Suisse. Parmi celles-ci, plusieurs exemples risibles concernent des personnes entrées en contact avec l’ambassade chinoise afin d’obtenir de la décoration pour un repas asiatique, ou des élèves préparant un exposé sur la RPC. Comme ma recherche s’inscrivait dans un projet de recherche financé par le Fonds National Suisse, j’ai pu accéder à la plupart de ces documents grâce à des autorisations spéciales. Mais il reste un certain nombre de dossiers auxquels l’accès m’a été refusé, en vertu de la protection des données des personnes concernées, car je n’ai pas pu fournir de preuves de leur décès.
La police fédérale n’était-elle pas elle-même victime d’un biais idéologique, presque maccarthyste?
Il apparaît en effet que les méthodes de la police fédérale, guidées par un anticommunisme assumé, s’avéraient assez inefficaces pour comprendre les agissements de la Chine (et de ses soutiens) en Suisse. Plusieurs ancien·ne·s militant·e·s m’ont affirmé avoir été témoins d’infiltrations, de «planques» ou de filatures très peu discrètes. En vérité, ces documents nous renseignent davantage sur l’anticommunisme et la xénophobie helvétiques que sur le maoïsme. Par ailleurs, il apparaît que parmi les visiteurs réguliers de l’ambassade chinoise à Berne, on retrouve de nombreux patrons de l’industrie horlogère, ainsi que les enfants de certains politiciens conservateurs, ce qui n’a pas manqué de placer les agents de police dans l’embarras. Il faut enfin souligner que cette surveillance n’avait rien de comparable avec le traitement réservé aux groupements d’extrême droite.
Cette propagande via la culture se poursuit-elles aujourd’hui chez nous, comme semble le démontrer la fermeture de l’Institut Confucius de l’Université de Bâle en septembre dernier?
Depuis quelques années, les polémiques entourant les Instituts Confucius se multiplient en effet à travers le monde. En Suisse, des partenariats comme celui tissé en 2007 entre la ville de Bâle et Shanghai se poursuivent toutefois. En termes d’influence, il est aussi intéressant de se pencher sur la manière dont la Chine parvient aujourd’hui à tirer profit du pouvoir de frappe hollywoodien. En coproduisant des blockbusters tels que Transformers, Mission Impossible ou Iron Man, la RPC offre à ses stars et à ses produits une audience internationale et se présente sous son jour le plus positif. Ces procédés ne sont cependant pas non plus épargnés par la controverse, comme l’a récemment démontré le film Mulan.
- Au-delà du rideau de bambou, Relations culturelles et amitiés politiques sino-suisses (1949-1989)
- Cyril Cordoba
Image de Une: Association d’amitié genevoise en Chine (années 1970)
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