Publié le 19.09.2023

Le mot du Doyen, Joachim Negel - SA 2023/I


Chères et chers membres de la Faculté de théologie
Chères amies et chers amis

C’est donc désormais officiel : « La Suisse n’est pas une île de bienheureux » – selon le jésuite Hans Zollner, qui enseigne à Rome. Le théologien et psychothérapeute, membre de longue date de la Commission pontificale pour la protection des mineurs, commente par ce mot succinct le résultat de l’étude pilote « sur l’histoire des abus sexuels dans l’Église suisse entre 1950 et 2022 ». Cette étude, réalisée par une équipe de quatre historiens de l’Université de Zurich et présentée au public il y a quelques jours (le 12 septembre), a été rendue possible par un accord signé en décembre 2021 entre la Conférence des Évêques Suisses, la Conférence des Communautés Religieuses en Suisse et la Conférence Centrale Catholique-Romaine de Suisse d’une part, et le Séminaire d’histoire de l’Université de Zurich d’autre part.[1] Dans cet accord, les autorités ecclésiastiques avaient garanti aux historiens un travail autonome, indépendant de toute influence de l’Église, ainsi que le libre accès à toutes les archives nécessaires. Si désiré, le groupe a également pu obtenir l’expertise des six membres d’un conseil consultatif scientifique affecté à l’étude pilote – dont deux membres de notre Université : la Prof. Anne-Françoise Praz de la Faculté des lettres (Département d’histoire contemporaine) et la Prof. Astrid Kaptijn, canoniste au département de théologie pratique de la Faculté de théologie.

Le résultat de cette étude pilote suisse ne diffère que très peu des conclusions d’études comparables menées dans les Églises françaises et allemandes[2] : le projet pilote zurichois a examiné un peu plus de 1000 cas datant des années 1950 à 2020 environ (le nombre de cas non recensés devrait être nettement plus élevé) ; les cas analysés vont du comportement intrusif à la violence sexuelle manifeste. Les auteurs sont très majoritairement des hommes ; il s’agit en grande partie de clercs ou de religieux. Le comportement des évêques et prélats responsables dans les diocèses et les ordres religieux suisses est également comparable à celui de l’Allemagne et de la France : fermeture des yeux sur les faits pendant des décennies ; intérêt prioritaire non pas pour les victimes, mais pour la bonne réputation de l’Église ; avertissement interne de l’auteur des faits et transfert ultérieur dans une autre paroisse ou un autre diocèse, souvent sans l’informer de ce qui s’est passé.

Tout cela est connu depuis des années, c’est pourquoi je ne fais que le rappeler brièvement. Ce qui est également connu, mais qui n’est que rarement thématisé du côté de l’Église, c’est la question des conséquences organisationnelles, institutionnelles et théologiques qui devraient découler de ce désastre moral. Car si les abus existent à tous les niveaux de la société (ce n’est pas sans raison que le débat sur les abus dans l’Église coïncide avec le débat sur #MeToo), dans l’espace de l’Église, ce sont les conditions cadres catholiques très spécifiques qui ont rendu possible ce désastre humain et moral.

Et c’est avant tout la forme institutionnelle de l’Église qui est critiquée : tant que les évêques détiendront les pouvoirs d’un prince absolutiste pour les affaires de leurs diocèses, tant qu’il n’y aura pas de séparation des pouvoirs au sein de l’Église, mais que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire seront concentrés dans une seule main, il dépendra finalement de la volonté d’une seule personne, à savoir l’évêque, qu’un ecclésiastique abusif soit arrêté et éloigné des enfants ou des jeunes. Mais comment un évêque peut-il se tenir à une distance raisonnable de ses prêtres ? Ce n’est guère possible, ou alors seulement rarement, car on se connaît trop, on est liés par l’identité sacramentelle, on a peut-être été ensemble au séminaire, on est peut-être amis – il manque tout simplement la distance professionnelle. En d’autres termes : dans un monde complexe comme le nôtre, l’accumulation absolutiste de pouvoir est largement contre-productive.

Cela vaut à tous les niveaux, non seulement à celui des diocèses et des ordres religieux, mais aussi à l’échelle de l’Église. Comme il est difficile pour le Pape François de renvoyer des évêques et des cardinaux qu’il estime personnellement en cas d’échec flagrant. Ce qui s’est passé des dizaines de milliers de fois au niveau diocésain se répète ici : on se connaît, on est amis, et la tentation est donc grande de fermer un œil (ou deux). En bref, la structure verticale de l’Église romaine, aussi impressionnante soit-elle à bien des égards, s’avère hautement dysfonctionnelle face au scandale des abus.

Voilà, chers membres de la Faculté de théologie, chères et chers ami-e-s, à peu près les idées qui me sont venues avant-hier, une fois de plus, en suivant sur internet la présentation de l’étude pilote zurichoise. Ce ne sont pas des considérations très agréables ; au début d’un semestre, on a plutôt envie de dire des choses plus réjouissantes. Mais ce n’est peut-être pas le but d’un « Mot du doyen ». Il s’agit plutôt de rappeler la mission élémentaire d’une faculté de théologie : appeler les choses par leur nom, dans la plus grande sobriété possible, en s’en remettant à Dieu, puis œuvrer à leur transformation salutaire. Comme le dit l’Évangile de Jean : « La vérité vous rendra libres ! » (Jn 8,32). Cette parole est d’une grande force. Elle ne dit rien de moins que ceci : une Église qui aurait le courage de regarder dans ses propres abîmes serait en fin de compte une Église qui pourrait également être d’une grande utilité pour la société dans son ensemble. Car en se penchant sur ses propres impossibilités, elle aiderait à ce que les choses douteuses soient plus facilement reconnues là où elles sont à l’œuvre dans notre société qui se croit éclairée. Mais que serait-ce d’autre que la conversion des origines : « Convertissez-vous ! » (Mc 1,15). En bref : « Essayez de devenir vrais, crédibles et justes en faisant confiance au Christ ». Ce n’est pas seulement l’Église dans son ensemble, mais aussi une faculté de théologie qui devra se mesurer à cela. Une tâche extrêmement difficile et exigeante. Mais aussi une belle tâche, car elle rend libre.

C’est dans cet esprit que je vous salue à l’aube de cette nouvelle année académique.

Joachim Negel

 

[1]     L’étude peut être consultée sur ce lien 

[2]     Pour l’Église catholique en Allemagne, il s’agit entre autres de la grande étude MHG publiée en 2018 (« MHG » signifie « Mannheim, Heidelberg, Gießen » – les historiens, criminologues et psychologues responsables de l’étude sont issus de ces trois universités) ; pour l’Église catholique en France, il s’agit du « Rapport Sauvé » publié en 2021.