Le chercheur David Jan s’est penché sur les expert·e·s qui évaluent sur le terrain le savoir-faire des apprenti·e·s. Une manière d’apprécier les compétences, mais aussi de se nourrir d’échanges entre professionnel·le·s et revoir ses propres pratiques.
En Suisse, l’apprentissage reste la principale voie de formation pour les jeunes. Une enquête menée en avril 2024 par le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) montrait que 64% des jeunes de 14 à 17 ans privilégiaient cette voie après l’école obligatoire, devant le gymnase et l’école de culture générale. Cette formation en entreprise se termine par un examen, dont une partie en situation sur le terrain.
L’étape est loin d’être anecdotique. A caractère éliminatoire, elle compte pour 30% de la note finale. Le jour «J», deux examinateur·trice·s se rendent dans l’entreprise afin d’évaluer les compétences acquises par l’apprenti·e durant sa formation. «Ces personnes proviennent d’une autre entreprise de la branche. C’est une manière de valider, au sein de la branche, que le ou la futur·e professionnel·le connaît son métier», précise David Jan.
Proche de son sujet
Assistant diplômé au Département des sciences de l’éducation et de la formation de l’Université de Fribourg, David Jan vient justement de boucler et de soutenir une thèse de doctorat sur cette partie de l’évaluation finale. Un sujet qu’il a également vulgarisé en participant au concours de Ma Thèse en 180 secondes. Il s’est concentré sur la filière du commerce de détail en alimentation. Domaine qu’il connaît bien.
Car c’est dans ce domaine qu’il a d’abord évolué professionnellement avant de poursuivre vers l’Université et la recherche. Formateur d’examinateur·trice·s, il a aussi enseigné à l’école professionnelle. De plus, ce natif de Bienne a lui-même été évaluateur durant 15 ans. C’est dire s’il connaît la filière. Il a d’ailleurs commencé dans les rayonnages durant son gymnase. Un job d’étudiant. «Je cherchais à économiser pour visiter au Japon celle qui est aujourd’hui devenue ma femme», dit-il.
Pas de biais de genre ni d’âge
L’intérêt du travail de David Jan, c’est qu’il permet d’en savoir plus sur les réalités de la transmission et de la validation des compétences acquises au sein d’une branche professionnelle. Pour mener ses recherches, il a recouru à des questionnaires et à des groupes de discussion. Cela représente en tout plus de 200 personnes issues du commerce de détail en alimentaire, mais aussi des employé·e·s de commerce et des personnes du commerce de détail en général.
David Jan a cherché à mieux comprendre la manière dont les évaluateur·trice·s fondaient leur jugement et construisaient leur évaluation. Il s’est également penché sur leurs motivations, ce qu’ils et elles retiraient de ce travail. Ce dernier point est particulièrement intéressant lorsque l’on sait que ces professionnel·le·s prennent souvent sur leurs congés ou effectuent des heures supplémentaires pour effectuer ces examens. «Dans certaines entreprises, c’est proche du bénévolat», fait-il remarquer.
Son travail montre d’abord que la majorité des expert·e·s évaluent en fonction des besoins réels du métier — une approche dite critériée — plutôt qu’en se fondant sur leurs expériences personnelles ou leurs représentations de ce qu’est une “bonne” pratique — une approche normative. «Ce qui est positif», relève David Jan, qui ne constate au passage pas de biais de genre, d’âge ou du nombre d’années de travail.
Le chercheur observe en revanche un biais d’années d’expérience en tant qu’expert·e. L’une des personnes qui participe à sa recherche occupecette fonction depuis plus de 30 ans. «Dans le cas d’une personne expérimentée dans l’expertise, on trouve souvent plus d’aisance et une facilité encore plus grande à se baser sur l’évaluation critériée», observe-t-il.
Réinvestir les erreurs des autres
De même, la capacité à l’auto-évaluation se trouve renforcée. Il faut comprendre par-là que l’expert·e profite de ce moment chez un concurrent pour réfléchir à la pratique formatrice dans sa propre entreprise. «C’est un réinvestissement des erreurs vues chez les autres», explique David Jan, qui précise que ces journées d’expertise représentent souvent un changement bienvenu dans le quotidien par les évaluateur·trice·s.
Car au-delà de l’apprenti·e pour lequel ou laquelle ils et elles se déplacent, c’est également une occasion pour ces personnes d’échanges informels et stimulants entre professionnel·le·s. «Cela nourrit une saine émulation au sein de la branche». En revanche, sa recherche souligne quelques points négatifs. Les formations pour devenir expert·e apparaissent souvent comme non-significatives aux yeux de ces derniers et de ces dernières.
Pour David Jan, le contenu des cours est moins en cause que l’impression que peuvent avoir ces professionnel·le·s de retourner sur les bancs d’école. Ce qui est souvent vécu désagréablement, observe le chercheur. Ce qui peut s’expliquer par le fait que, dans certains cas, l’expert·e s’est construit·e dans son travail dans un esprit de revanche (avec succès d’ailleurs) à la suite d’une scolarité qui a pu être vécue comme difficile.
L’importance d’expliquer
«Certain·e·s auraient ainsi construit des barrières en eux/elles. Retourner à l’école, signifierait alors retourner là où j’étais un cancre», continue David Jan. Si les cours peuvent être vécus comme un passage obligé par les personnes qui s’impliquent, elles voient souvent en revanche le travail d’expert·e comme très intéressant. Même si, dans certaines branches, comme la cuisine et les soins, trouver des volontaires s’avère difficile.
La raison tient dans les réalités de ces domaines, qui manquent souvent de personnel et dans lesquels les potentiel·le·s expert·e·s n’arrivent pas à dégager du temps. Comment améliorer les choses ? Pour David Jan, l’incitation financière n’est pas la bonne piste. «On passerait ainsi à côté de ce qui fait le cœur de cette activité.» Il voit une piste dans la mise en place de stage pour les futur·e·s expert·es et l’importance d’expliquer, auprès des diverses filières, l’intérêt de ces mandats hors-entreprise: développer une vision globale de son métier en regardant ce qui se fait ailleurs et profiter d’échanges intéressants entre professionnel·le·s.
Pour en savoir plus > https://recherche-formation.com/these