Dans son dernier livre, Anne-Clémentine Larroque met en lien l’extrémisme islamiste avec une transmission incomplète de l’identité culturelle chez les descendant·e·s d’immigré·e·s. L’historienne française exposera sa thèse au public le 27 janvier à l’Unifr.
«J’vous l’jure sur le Coran de la Mecque!» Cette expression populaire, Anne-Clémentine Larroque l’a entendue à maintes reprises alors qu’elle enseignait dans un lycée français fréquenté par des élèves issus de territoires défavorisés. A chaque fois, elle a été interpelée par ce vernis religieux censé légitimer les propos de leurs auteurs·trices. Cet exemple, qui concernait certes des jeunes non-fondamentalistes, a fait prendre conscience à l’historienne à quel point l’islam peut servir de refuge. Il est au cœur d’un travail d’analyse qui a débouché sur le livre Le trou identitaire: sur la mémoire refoulée des mercenaires de l’Islam, paru en 2021 aux Presses universitaires de France.
Le 27 janvier prochain, la spécialiste de l’idéologie islamiste, qui collabore notamment avec le Ministère français de la Justice, donnera une conférence à l’Université de Fribourg intitulée «Le trou identitaire: les ressorts de la radicalité islamiste, de la Syrie aux tribunaux français». Ouvert au public, cet évènement s’inscrit dans le cadre de la remise des diplômes de la deuxième volée du CAS «Prévenir les extrémismes. Idéologies, religions et violence(s)» (voir encadré), auquel Anne-Clémentine Larroque a participé en tant qu’intervenante.
D’où vient votre intérêt pour l’idéologie islamiste en particulier, et l’Islam en général?
J’ai attaqué mes études à Sciences Po Aix – une grande école dont l’un des axes est l’Islam et le monde arabe – juste après les attentats du 11 septembre 2001. A la base, je suis médiéviste et, très tôt, mes recherches ont porté sur l’Islam au Moyen Âge. Après mes études, j’ai d’abord travaillé deux ans comme chargée de mission pour la présidence de l’Institut du Monde arabe, à Paris. Ajoutez à cela les évènements géopolitiques liés au Printemps arabe dès 2011, ainsi que le fait que je viens d’une famille dans laquelle la décolonisation a été beaucoup thématisée, et vous comprendrez l’origine de ma spécialisation. A partir de là, les choses se sont en quelque sorte imposées à moi: chroniques sur France Inter, rédaction d’un «Que sais-je?» sur la géopolitique des islamismes, charge de cours à Sciences Po, poste auprès du Ministère de la Justice, etc.
Et votre livre sur la mémoire refoulée des mercenaires de l’Islam, dans quel contexte est-il né?
Cet ouvrage est le fruit de mon expérience dans les tribunaux français. J’ai commencé à travailler pour l’institution judiciaire en 2016, d’abord comme assistante spécialisée pour le Département anti-terroriste du Parquet général de la Cour d’appel de Paris, puis comme analyste-historienne pour le pôle anti-terroriste de l’instruction du Tribunal judiciaire de Paris. J’ai assisté à de nombreux interrogatoires et audiences, notamment à ceux – en criminel – liés à l’affaire Merah (ndlr: tueries de Toulouse et Montauban en 2012), à l’ex-cadre de Daech en Syrie Tyler Vilus et aux femmes de l’affaire dite «des bonbonnes de gaz». Ou à ceux – en correctionnel – du «logeur» des auteurs des attentats de Paris en 2015 et de nombreux retournés de Syrie. C’est cette place privilégiée d’observatrice qui a nourri mes recherches et m’a permis d’élaborer la thèse du «trou identitaire».
Dans quelle mesure le tribunal est-il un lieu privilégié d’observation?
Il existe un concept salafiste appelé «Al Wala Wal Bara», qui date du XIVe siècle et signifie «la théorie de l’alliance et du désaveu». Selon ce principe rigoriste, un musulman n’a le droit d’être loyal qu’envers ses coreligionnaires. Dans le même ordre d’idées, seule la justice de Dieu compte, tandis que la justice des hommes n’est pas digne de confiance. Lors du procès de ses actes en lien avec les attentats de Paris de 2015, Salah Abdeslam a clairement évoqué ce principe, même s’il a assisté aux audiences, ce qui n’est pas le cas de tous les djihadistes. Nombreux sont ceux qui ne viennent pas à leur procès ou refusent de parler. Bref, il se passe des tas de choses dans un tribunal, qui donnent des pistes de réflexion intéressantes.
Votre ouvrage est intitulé «Le trou identitaire»: qu’entendez-vous par là?
Le titre du livre est volontairement disgracieux. Ce trou fait référence à une chute brutale dans un mouvement idéologique dont on ne connaît pas tous les tenants et aboutissants. Il correspond, chez un individu, au rejaillissement barbare – sous la forme de la violence, du terrorisme – d’une mémoire datant de générations précédentes. Il concerne souvent des immigré·e·s de deuxième ou troisième génération qui n’ont pas fait l’objet d’une transmission saine ou complète de leur identité culturelle. Près de sept dossiers sur dix traités par les tribunaux français portent sur des personnes d’origine maghrébine. Le lien avec la décolonisation n’est donc pas anecdotique. Mon hypothèse, c’est qu’il s’est produit quelque chose au moment de l’immigration. Soit elle a été tue, soit elle n’a pas été bien expliquée. Dans tous les cas, elle continue à agir sur les générations suivantes, qui se sentent peu intégrées dans leur pays d’accueil tout en connaissant mal leurs racines.
Et la religion, dans tout ça?
Les individus concernés vont essayer de se fabriquer un lien à leurs racines en accordant une place exagérément grande à la religion, quitte à la transformer en idéologie. Leur identité musulmane devient leur seule vraie identité. Dans la foulée, ils entrevoient la possibilité de réparer leur trauma, de combler le trou. Cette idée est centrale. Et c’est elle que les mouvements extrémistes exploitent, même inconsciemment.
Y a-t-il des personnes davantage susceptibles que d’autres de tomber dans ce trou?
De nombreuses études ont cherché à savoir s’il existait un profil type du djihadiste. Leurs résultats invitent à se méfier des raccourcis: tous les individus qui ont recours à la violence au nom de l’Islam ne sont pas issus de familles-clichés à la Merah, où règnent délinquance et manque d’intégration. La réalité est plus nuancée. Il faut aller chercher du côté de l’héritage mal digéré, du rapport à la mémoire du pays d’origine, de l’inconscient collectif d’une civilisation arabo-musulmane en pleine transformation. A noter aussi que les moments de rupture – liés à un deuil, à un chagrin d’amour ou à une grave blessure sportive par exemple – sont propices à l’ouverture du trou.
Existe-t-il des outils de prévention efficaces?
En France, l’un des principaux champs d’action consiste en un travail de prévention et de détection dans les lieux potentiels de radicalisation: écoles, clubs sportifs, restaurants halal, etc. Il est important de connaître ces lieux, d’y sensibiliser et former le personnel et/ou d’y instaurer des référent·e·s laïcité et citoyenneté. Mais c’est une démarche relativement récente, puisqu’elle ne s’est mise en place qu’après les attentats de novembre 2015. Elle prendra du temps à déployer tous ses effets.
Vous avez évoqué un lien étroit entre radicalisation et décolonisation; peut-on partir du principe que d’ici quelques générations, lorsque l’ombre du passé colonial sera moins lourde, l’extrémisme diminuera de lui-même?
Ma thèse repose en effet sur l’idée qu’une partie importante de la radicalité islamiste est liée à un historique qui a dégénéré. Plus on s’éloigne de cet historique, plus le djihadisme devrait s’essouffler. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut se reposer sur ses lauriers et simplement «attendre que ça passe». D’autres radicalités sont toujours à l’affût et prêtes à s’immiscer. Je pense, par exemple, aux groupes identitaires d’ultra-droite ou aux mouvements excluant l’Autre de manière générale. Restons donc vigilants sans être méfiants!
Vos recherches sont logiquement axées sur la France. Vous avez néanmoins eu l’occasion d’observer la situation en Suisse…
L’un des éléments qui me frappe le plus en Suisse, c’est à quel point sa politique pénale antiterroriste diffère de celle de la France. La qualification d’association de malfaiteurs terroristes (AMT) n’a pas d’équivalent en Suisse, comme dans de nombreux pays d’Europe d’ailleurs. Et les peines demeurent en général beaucoup plus réduites qu’en France. Il faut dire que le contexte des menaces n’est pas le même dans les deux pays. D’une part, parce que la Suisse n’a pas un passé colonial en tant que tel. D’autre part, parce que contrairement à la France elle a jusqu’à présent été épargnée par des attentats d’ampleur liés à la mouvance islamiste. Le rapport au djihadisme y est donc indirect.
Indirect mais existant?
Oui. Notamment parce qu’il existe en Suisse un terreau idéologique assez fertile. On peut notamment citer les Frères musulmans très bien implantés à Genève ou le mouvement ahbache, moins connu, présent par exemple à Lausanne. Mais pour en revenir au terrorisme: un peu à l’image de la Belgique, la Suisse est un pays-passerelle, ne serait-ce qu’en raison de son système bancaire et ses possibilités d’incarner les bases arrières, notamment pour le financement. Et pour être honnête, je m’étonne que l’extrémisme religieux semble passer sous le radar en terre helvétique, voire ne pas être pris au sérieux.
Le CAS mis sur pied par l’Unifr, via son Centre suisse islam et société, va-t-il dans la bonne direction?
Absolument. Je trouve son ouverture internationale particulièrement intéressante. Celle-ci peut contribuer à créer une communauté d’acteurs engagés dans la prévention des extrémismes. Quitte à me répéter: ces idéologies, il faut les regarder en face. Mais c’est un travail de longue haleine, rendu d’autant plus délicat par le fait que nous vivons dans une société de l’immédiateté. Alors plus nombreux nous sommes à nous y atteler, plus les générations futures en tireront les bénéfices.
Un CAS pour contribuer à prévenir les extrémismes
Le CAS «Prévenir les extrémismes. Idéologies, religions et violence(s)», mis sur pied par le Centre suisse islam et société de l’Unifr, vise à former toute personne en Suisse romande qui souhaite être un interlocuteur de référence sur les phénomènes de radicalisation dans son contexte professionnel. Provenant de milieux sécuritaires, socio-éducatifs, judiciaires, carcéraux ou encore de la haute administration, les participant·e·s des deux premières volées ont pu bénéficier de l’expertise de conférenciers francophones, dotés de connaissances spécialisées dans le domaine des extrémismes et également au bénéfice d’une expérience pratique. Les travaux de diplôme des participant·e·s ont visé à développer des outils concrets pour améliorer leur pratique professionnelle dans le champ de la prévention de la radicalisation et des extrémismes violents en Suisse. La troisième volée aura lieu en présentiel de septembre 2023 à juin 2024, pour un total de 18 jours de formation. Les inscriptions sont ouvertes.
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- Page de Anne-Clémentine Larroque
- Page du CAS «Prévenir les extrémismes. Idéologies, religions et violence(s)»
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