«Ton rêve est une Egypte» – intitulé d’après le poème de Cocteau, le colloque «L’imaginaire de l’Egypte pharaonique dans la littérature et les arts » se tiendra du 5 au 7 mars à Miséricorde. Mais pourquoi l’Egypte antique nous fascine-t-elle toujours autant? Réponses de Cathie Spieser et Michel Viegnes.
L’exposition parisienne «Toutakhamon, le trésor du pharaon» est officiellement l’exposition la plus visitée de l’histoire de France avec 1’423’170 visiteurs en 6 mois. Ces chiffres vous surprennent-ils?
Ils sont fabuleux! De plus, ils ne concernent que la première étape d’une tournée mondiale et sont la preuve tangible de l’immense fascination exercée par l’Egypte ancienne dans le monde entier. Toutankhamon, c’est l’histoire de la découverte d’une tombe royale et de son trésor d’une richesse inouïe, témoignages d’une civilisation fascinante. Ce qui nous interpelle, dans notre âme et conscience, est le fait que l’Egypte ancienne, si brillante, ait pu disparaître au terme de 3000 ans d’existence. On peut se demander pourquoi? C’est une histoire qui nous touche de près parce que l’Egypte ancienne se situe aux fondements de notre propre civilisation et de notre culture. Elle nous a laissé des témoignages d’une grande beauté qui la rendent vivante à nos yeux. Nous avons beaucoup appris d’elle et encore beaucoup à apprendre. Son long déroulement, ses moments de gloire et de faiblesse, et sa fin ont quelque-chose d’instructif qui suscite une profonde réflexion sur la fragilité de notre propre existence.
L’Egypte antique semble être une terre inépuisable pour tous les fantasmes artistiques. Pourquoi ce lieu et ce moment marquent-ils à ce point notre imaginaire?
C’est exactement la question à laquelle ce colloque tentera d’apporter une réponse, ou du moins des éléments de réponse, car c’est une problématique très complexe. Historiquement, l’Europe connaît l’Egypte pharaonique par le fait qu’elle est présente dans la Bible, en tant que royaume des «faux dieux», dont les Hébreux se délivrent à grand-peine pour partir en quête de la Terre Promise, sous la conduite d’un prophète qui a lui-même eu une éducation égyptienne. A l’époque de l’expédition d’Egypte, on est fasciné par la grande antiquité de cette civilisation. On connait le mot attribué à Bonaparte disant à ses troupes: «Du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent». A travers les monuments, les rites funéraires et les images de l’Egypte antique, on plonge vers les origines de l’Histoire, nimbées d’un mystère qui se dévoile peu à peu grâce à Champollion et à la naissance de l’égyptologie scientifique moderne. Mais pour certains esprits attiré par le côté «nocturne», l’Egypte est en effet une source inépuisable de fantasmes, peut-être parce qu’elle nous est à la fois proche et lointaine: plus proche que d’autres «territoires de rêve» comme l’Inde ou l’Amérique précolombienne, mais plus lointaine que la Grèce ou Rome.
Vous distinguez égyptologie et égyptomanie. La seconde porte-t-elle préjudice à la première ou, au contraire, représente-t-elle une marque de reconnaissance dont bien peu de disciplines scientifiques peuvent se targuer?
L’engouement et l’intérêt pour l’Egypte ancienne oscillent de la curiosité scientifique au fantasme. C’est l’expédition de Bonaparte (1798-1801) et la publication de la Description de l’Egypte, comptant 20 volumes de planches et de textes consacrés à l’étude du pays sous tous ses aspects: géographie, population, faune, flore, et ses monuments archéologiques, qui ont donné un élan formidable à la fois à l’égyptologie naissante et au phénomène égyptomaniaque, à savoir la «folie égyptienne», désignant la mode égyptisante qui peut toucher de nombreux domaines, allant des arts décoratifs à la littérature et au cinéma. L’égyptomanie ne dessert en rien l’égyptologie; bien au contraire elle peut accroitre l’intérêt pour l’égyptologie, une discipline qui regroupe l’histoire, l’archéologie et la philologie de l’Egypte antique. D’ailleurs, les musées l’ont bien compris en vendant des babioles égyptisantes et des reproductions plus ou moins réussies. L’égyptomanie est maintenant si ancienne qu’elle possède sa propre histoire qui est tout à fait digne d’intérêt… scientifique!
Peut-on dire que des personnages comme la momie, Cléopâtre ou Toutankhamon sont devenus des archétypes? Dans ce cas, que symbolisent-ils?
Le mot «archétype» est un peu difficile à utiliser dans la mesure où il renvoie à Jung, mais on peut dire que ce sont des «figures» de notre imaginaire collectif, véhiculées à la fois par la culture savante et ce qu’on appelle à tort ou à raison la culture «populaire». La momie représente notre désir d’immortalité, assez paradoxalement puisque ce n’est qu’un cadavre plus ou moins préservé, mais on la découvre d’abord à travers un sarcophage qui évoque un être endormi, vivant dans un rêve éternel. Le titre de notre colloque reprend d’ailleurs le début d’un poème de Jean Cocteau qui va dans ce sens: «Rien ne m’effraye tant que la fausse accalmie/ D’un visage qui dort./Ton rêve est une Egypte et tu es la momie/Avec son masque d’or». Un masque d’or à la Toutankhamon… Quant à Cléopâtre, c’est une figure de la séduction, une femme fatale antique qui exerce une emprise sur des hommes de pouvoir, comme Jules César et Marc-Antoine. Là encore, un stéréotype féminin qui se décline sur tous les registres, du plus tragique au plus léger, de Shakespeare à Astérix.
Si vous deviez conseiller trois œuvres pour débuter la collection d’un égyptomaniaque néophyte, lesquelles lui proposeriez-vous?
Pour commencer, je recommanderais la lecture du Roman de la momie de Théophile Gautier. C’est le premier jalon d’un mythe romantique de l’Egypte pharaonique, où une histoire d’amour sert de prétexte à des rebondissements mêlant le contexte biblique et les débuts de l’archéologie: l’archéologue tombant amoureux d’une femme morte depuis des millénaires, un thème que reprendront d’autres auteurs. Ensuite, Sinouhé l’Egyptien, du romancier finlandais Mika Waltari (1945) traduit dans de nombreuses langues et adapté comme péplum hollywoodien par Michael Curtiz en 1954: même s’il n’y occupe pas le rôle central, on y trouve cette figure intrigante d’Akhenaton, le «Pharaon hérétique» qui a voulu instaurer une réforme religieuse dans laquelle on peut voir un premier monothéisme à travers le culte du dieu solaire Aton. Et pour les amateurs de fantastique capables d’apprécier l’Egypte au second degré, soit le classique de Karl Freund, La Momie, avec Boris Karloff, qui inaugure au début des années trente une série de suites plus ou moins réussies, soit en BD la Trilogie Nikopol d’Enki Bilal, qui revisite la mythologie égyptienne avec la figure d’Horus en dieu rebelle. Voilà une sélection éclectique, comme l’est la culture égyptomaniaque dans son ensemble, depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui!
- Cathie Spieser est docteur habil. à l‘Institut du monde antique et byzantin.
- Michel Viegnes est professeur au Département de français.
- Le colloque «Ton rêve est une Egypte – L’imaginaire de l’Egypte pharaonique dans la littérature et les arts» se tiendra à l’Université de Fribourg, Miséricorde, salle 3113, du 5 au 7 mars 2020.