«La complexité générée par la simplicité fascine»

«La complexité générée par la simplicité fascine»

Le Nobel de physique 2020 a été (co-)décerné à Roger Penrose pour ses travaux sur les trous noirs. Mais si le nom de ce mathématicien et physicien britannique vous dit quelque chose, c’est qu’il a fait une découverte majeure dans les années 1970. Les pavages de Penrose ont en effet ouvert la voie aux recherches sur les quasi-cristaux. Les explications d’Enrico Le Donne, professeur de mathématiques à l’Unifr.

Durant les décennies d’après-guerre, les salles de bains, halls d’entrée et cuisines des logements modernes affichaient fièrement leur carrelage sobre et immaculé, blanc ou clair de préférence, et surtout facile à entretenir. Depuis quelques années, virage à 180 degrés: les sites web de décoration intérieure font la part belle aux carreaux géométriques et multicolores, agencés en motifs complexes.


Cuisine témoin 2020
Une mode éphémère? Certainement pas. «L’art du pavage est solidement ancré dans l’histoire, où il apparaît régulièrement dans des contextes religieux et cérémoniels», indique Enrico Le Donne, professeur au Département de mathématiques de l’Université de Fribourg (Unifr). Son confrère David Freeman, professeur de mathématiques au Blue Ash College de l’Université de Cincinnati et titulaire d’un diplôme artistique, complète: «L’être humain trouve du plaisir esthétique et philosophique dans une certaine forme d’ordre, qui ne rime pas pour autant avec monotonie.» Les pavages possèdent justement cette double qualité: agencés de façon rigoureuse, les carreaux n’en forment pas moins des motifs aussi complexes que surprenants. «Ce mariage entre une structure ordonnée et un fort potentiel d’expression dynamique a un charme quasi transcendant.»

Puzzle géant
Il en est d’autres que les carrelages – ou plus précisément l’art du pavage – n’ont cessé de fasciner au fil des siècles: les mathématiciens. Pour mémoire, le pavage consiste à recouvrir une portion de plan avec des carreaux, par exemple des polygones, sans qu’il y ait chevauchement. «Il est notamment possible de recouvrir le sol de votre cuisine de triangles, carrés ou rectangles sans que ces derniers ne se chevauchent», note Enrico Le Donne. «Moins commune, l’utilisation d’hexagones est également possible.» A l’inverse, «personne ne marchera jamais sur un carrelage constitué uniquement de pentagones, ce pour une raison toute simple: un tel pavage est impossible!».


Pavage composé de pentagones et d’hexagones

«La constatation qu’il y avait un problème avec les pentagones remonte à très loin; les Grecs anciens le savaient, Kepler (ndlr: un célèbre astronome allemand né en 1571) le savait aussi», poursuit le mathématicien. En effet, en raison des angles figurant à leurs cinq coins, ces polygones se chevauchent forcément si on les utilise pour paver un plan. Or, «de tous temps, les mathématiciens se sont intéressés aux casse-têtes géométriques, parfois pour des raisons pratiques, parfois aussi pour des raisons purement esthétiques et/ou théoriques». Pour Kepler, l’impossibilité de construire un pavage régulier à partir du pentagone, une figure harmonieuse par excellence, constituait un scandale géométrique. Le scientifique allemand se lança dans une étude systématique et parvint à élaborer un pavage avec une symétrie pentagonale, se contentant d’un nombre limité d’autres formes.

Durant les siècles suivants, le nombre de ces autres formes ne cessa d’être réduit par les scientifiques. «Mais il fallut attendre les années 1970 pour qu’un vrai coup de tonnerre ait lieu», poursuit Enrico Le Donne. C’est là qu’entre en scène Roger Penrose. En partant d’un pentagone et en le déconstruisant, le mathématicien et physicien britannique est parvenu à réduire à deux le nombre de carreaux différents nécessaires au pavage non périodique (c’est-à-dire sans répétition complète du même motif) du plan. «Il a développé un pavage avec la curieuse propriété de ne jamais se répéter, de continuellement changer. Il a élaboré une règle.» Concrètement, le scientifique a mis sur pied un algorithme permettant de définir l’emplacement de chaque carreau. «A l’image d’un puzzle, les pavages de Penrose sont caractérisés par des règles locales, qui spécifient – via un code couleur – comment deux pièces doivent être juxtaposées.»

Quasi-cristaux et prix Nobel
Les pavages de Penrose (Penrose tiling) ont généré beaucoup d’enthousiasme. Du point de vue artistique, David Freeman relève «leur dynamisme visuel et leur élégante symétrie». Du point de vue mathématique, «ils constituaient une surprise, quelque chose d’inattendu, ce qui a toujours fasciné les mathématiciens», indique pour sa part Enrico Le Donne. Il cite notamment le fait que ces pavages présentent une symétrie de rotation d’ordre cinq, «un phénomène relativement exotique».


Structure métallique rappelant le mercure

Mais ce n’est pas tout. «Dix ans après la découverte de Penrose, des pavages similaires ont été trouvés dans la nature», poursuit le professeur de l’Unifr. En 1982, le spécialiste des matériaux israélien Dan Schechtman a découvert un alliage métallique dans lequel «les atomes étaient arrangés selon une version tridimensionnelle des pavages de Penrose». Cette avancée scientifique a ouvert la voie à la recherche sur les quasi-cristaux et a valu à Dan Schechtman le prix Nobel de chimie en 2011. D’autres aspects des pavages de Penrose apparaissent dans la nature, note Enrico Le Donne. C’est notamment le cas de l’autosimilarité, soit le fait que ces pavages présentent la même structure à n’importe quelle échelle. «Que vous les observiez de tout près ou de loin, les mêmes motifs dominants apparaissent.» La nature regorge d’éléments présentant une autosimilarité, «qui vont des plantes aux rivages».

Simples et complexes
Pourquoi donc a-t-il fallu attendre les années 1980 pour que les particularités des pavages de Penrose soient observées dans la nature? «Comme dirait le mathématicien John Hunton, il s’agit d’une question philosophique qui touche la nature du langage.» Ou plus simplement, «on ne les a pas vues avant parce qu’on ne les a pas cherchées, ou du moins parce qu’on n’avait pas encore les outils pour les reconnaître». Il s’agit là d’un exemple qui montre bien que «la science ne peut pas voir ce qu’elle n’a pas le langage pour décrire», poursuit Enrico Le Donne.


Dame voilée ou Phallus indusiatus – champignon du nord de l’Australie

Sa découverte, Roger Penrose a veillé lui-même à ce qu’elle soit largement médiatisée. Plusieurs artistes contemporains, par exemple Clark Richert, se sont d’ailleurs inspirés de ses pavages dans leurs œuvres. Cela n’enlève rien à l’apport du scientifique britannique, que ce soit sur le terrain des mathématiques ou des arts visuels. «Penrose est parvenu à attirer notre attention sur la manière dont des formes exotiques de symétrie peuvent être engendrées par une construction géométrique relativement simple.» Or, «l’idée de complexité générée par la simplicité est aussi attractive pour les profanes que pour les mathématiciens», conclut le professeur de l’Unifr. A défaut de prix Nobel de mathématiques, Roger Penrose aura eu l’honneur de se voir (co-)décerner celui de physique en octobre 2020 – soit à l’âge de 89 ans – pour ses recherches sur les trous noirs. Une belle manière de conclure une carrière scientifique particulièrement prolifique.

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  • Site du Département de mathématiques
  • Page d’Enrico Le Donne

Author

Journaliste indépendante basée à Berne, elle est née au Danemark, a grandi dans le Canton de Fribourg, puis a étudié les Lettres à l’Université de Neuchâtel. Après avoir exercé des fonctions de journaliste politique et économique, elle a décidé d’élargir son terrain de jeu professionnel aux sciences, à la nature et à la société.

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