« L’action sociale musulmane est récente et peu connue en Suisse »

Entretien avec Baptiste Brodard, doctorant

L’action sociale musulmane est récente et encore peu connue dans les pays occidentaux. Dans le cadre de sa thèse de doctorat au Centre Suisse Islam et Société (CSIS) de l'Université de Fribourg, Baptiste Brodard (32 ans) s’intéresse aux associations musulmanes qui s’investissent dans l'action sociale en Suisse.

 

Propos recueillis par Katja Remane

 

Monsieur Brodard, dans le cadre de votre thèse de doctorat, vous étudiez « les pratiques et discours islamiques en réponse à l’exclusion à travers l’action sociale musulmane en Suisse ». Quelles sont les caractéristiques et les spécificités de l’action sociale musulmane ?

L’action sociale musulmane est un nouveau concept que j’ai proposé en 2011 dans mon mémoire de Master. C’est un phénomène récent dans les pays occidentaux, qui implique l’investissement de collectifs musulmans dans l’action sociale au nom de leur foi ou de leur identité religieuse. Elle peut cibler des thématiques spécifiques touchant des populations musulmanes ou liées au vivre-ensemble. Ses spécificités en Suisse sont qu’elle est largement indépendante, car elle est généralement le fruit d’initiatives individuelles. Les bénéficiaires sont souvent mixtes en termes d’appartenance religieuse.

 

Quelles réponses l’action sociale des associations musulmanes apportent-elles contre l’exclusion ?

L’action sociale des associations musulmanes peut être vue comme une alternative au travail social étatique. Les grands domaines d’action sont la lutte contre la précarité économique, la pauvreté et l’exclusion sociale. Elles sont également actives dans l’aide aux sans-abris et aux personnes défavorisées, le soutien scolaire, l’accompagnement de jeunes musulmans qui ne trouvent pas d’emploi, la prévention de la délinquance, la lutte contre le racisme et contre la radicalisation ou encore la médiation familiale.

 

Vous avez travaillé et fait des recherches dans plusieurs pays musulmans et non musulmans. Quelles différences principales avez-vous observées dans l’action sociale musulmane ?

Dans les pays où l’islam est implanté depuis des siècles, l’action sociale musulmane n’a pas été conceptualisée de manière indépendante, car elle a été incorporée dans l’islam traditionnel où le côté 'bienfaisance' fait intégralement partie de la pratique religieuse.

Dans les pays où la présence musulmane est récente et est principalement liée à l’immigration, l’organisation de l’islam a, dans un premier temps, porté sur le culte, puis sur l’éducation religieuse. Ce n’est qu’avec la deuxième génération de musulmans, qui a grandi en Europe, qu’on voit émerger des associations islamiques tournées vers l’action sociale. En Suisse, le premier service social du genre s’est constitué en 2009.

 

D’où vient votre intérêt pour l’islam et les études islamiques ?

Venant d’une famille catholique, une quête spirituelle m’orientait durant l’adolescence vers des lectures et réflexions religieuses, tournées d’abord vers le bouddhisme et le taoïsme, puis vers l’islam. Je me suis converti à l’islam vers l’âge de 18 ans, mais je n’appartiens à aucune communauté religieuse.

Après l’obtention de mon baccalauréat à Bulle, j’ai vécu dans un quartier en banlieue parisienne où une majorité des habitants étaient de confession musulmane. J’ai été surpris par la diversité idéologique et théologique et les rapports de concurrence entre mouvances islamiques. Ceci m’a poussé à entamer des recherches personnelles. Etant alors étudiant en sciences sociales et politiques à Paris, j’ai orienté mes recherches sur des questions liées à l’islam dans les sociétés occidentales contemporaines.

 

Avant votre thèse, vous avez notamment travaillé comme assistant social dans des prisons. Que retenez-vous de cette expérience ?

J’ai choisi de débuter ma carrière dans le travail social en raison de mon expérience personnelle, qui m’a fait voir les inégalités sociales. Dans les prisons, on trouve les personnes les plus exclues, qui viennent souvent de milieux familiaux et sociaux difficiles. Il y a un lien fort entre exclusion et incarcération et, au-delà de l’aspect criminel, on peut voir dans la prison un lieu d’enfermement des éléments marginaux de la société.

 

Revenons à votre thèse de doctorat. Décrivez-nous votre projet en quelques mots. Quels sont les résultats préliminaires de vos recherches ?

La première contribution de ma thèse est de décrire le phénomène de l’action sociale musulmane, encore peu connu et peu étudié. Je me concentre sur trois études de cas d’associations musulmanes investies dans l’action sociale en Suisse. Après plusieurs mois d’observation et d’entretiens, les résultats suivants peuvent être avancés.

En Suisse, mais également en France, on note une forte indépendance des associations musulmanes impliquées dans l’action sociale vis-à-vis des mosquées, des organisations islamiques majeures et des courants théologiques transnationaux. Ce point est particulièrement important, car une opinion répandue soutient inversement que l’action sociale musulmane suivrait un agenda caché au service d'organisations musulmanes liées à des courants idéologiques transnationaux (parmi lesquels on pourrait citer le salafisme-wahhabisme, le Tabligh ou encore les Frères musulmans). Dans d’autres cas, le prosélytisme peut être mêlé à l’action sociale. L’indépendance de ces associations est parfois compromise par le manque de moyens qui poussent certaines d’entre elles à chercher le soutien des grandes organisations musulmanes.

Le cadre étatique suisse donne suffisamment de liberté et d’autonomie aux acteurs musulmans pour qu’ils organisent leurs actions comme ils l’entendent, dans le respect de la loi. L’action sociale vient directement des acteurs de la communauté musulmane. Elle répond aux besoins non pris en charge par les autres acteurs de l’Etat et de la société civile. En conclusion, ces associations musulmanes d’action sociale sont des sortes de ponts entre les communautés musulmanes et la société majoritaire suisse, car elles entretiennent des liens des deux côtés.

 

Quelle est la contribution de votre travail aux études théologiques islamiques ?

Mes recherches dépassent la seule problématique de l’action sociale pour une réflexion théologique sur l’implication de la pensée musulmane contemporaine et ses effets sur la société dans les actions concrètes. Ma thèse interroge plus globalement la participation des musulmans, au nom de leur foi, à la société. Cela engage la question de l’islam et de la citoyenneté.

Ma thèse s’intéresse aussi aux liens entre les pratiques d’acteurs musulmans qui revendiquent l’islam comme base d’investissement et les discours théologiques islamiques. Ces derniers, dans la mesure où ils se rapportent à l’action sociale, sont analysés. La thématique de l’action sociale musulmane dans des sociétés non musulmanes interroge le rapport entre islam et diversité, le rapport entre musulmans et non-musulmans, mais également la place de la religion, et plus particulièrement de l’islam, dans la société.

Finalement, une théologie ancrée dans le contexte actuel pourrait ainsi contribuer à redéfinir une pensée musulmane dynamique, à la fois en accord avec l’esprit de la tradition islamique et avec les réalités contemporaines. Ancrée dans le concret et insérée dans la société, la théologie reprendrait ainsi sa vocation initiale et serait susceptible de proposer des solutions aux problématiques spirituelles, morales et sociales touchant notre société.

 

Baptiste Brodard©Katja Remane