«Je me rendais compte que mon récit gênait mes proches»

«Je me rendais compte que mon récit gênait mes proches»

Difficiles à chiffrer précisément en raison du tabou qui les entoure, les violences sexuelles sont une réalité tristement répandue en Suisse. Une étudiante en psychologie de l’Unifr, elle-même abusée par un proche durant l’enfance, propose des groupes de parole destinés aux victimes.

Heidi Duperrex, fondatrice de l’association Amor Fati

Ce n’est que la pointe de l’iceberg. En Suisse, environ 350 enfants sont victimes d’inceste chaque année, selon les résultats d’une enquête de la RTS publiés en 2019. Mais vu les tabous liés au harcèlement sexuel – et le peu de cas dénoncés à la police – les spécialistes partent du principe que le nombre de personnes concernées est bien plus important. Le Conseil de l’Europe estime ainsi qu’un mineur sur dix serait touché par l’inceste. Quant aux violences sexuelles dans leur ensemble, elles frapperaient pas moins d’un enfant sur cinq. Chaque classe d’école comporterait donc en moyenne deux élèves abusés, dont un par un membre de sa famille.

Durant des années, Heidi Duperrex (aujourd’hui âgée de 23 ans) a été cette élève. Victime d’attouchements de la part de son beau-père dès l’âge de 7ans, puis de viols dès l’âge de 10 ans, elle n’est sortie (physiquement) de la spirale des violences sexuelles qu’à l’âge de 15 ans, lorsque sa mère et son époux ont divorcé. Verbalement, il a fallu attendre encore quatre ans avant que l’adolescente ne parvienne «à libérer sa parole». Dans la foulée, des personnes proches lui conseillent de porter plainte, ce qu’elle fait en mai 2020. La machine judiciaire se met en branle. Démarre pour Heidi Duperrex une attente presque intenable, qui dure encore. Condamné en avril 2023 en première instance à 12 ans de prison et au versement de 70’000 francs, son agresseur a fait appel. Au moment de la rédaction de cet article, la date du second procès n’avait pas encore été fixée.

Comme une cocotte-minute
En automne 2020, la jeune femme débute des études de psychologie à l’Unifr. «Après quelques mois, j’ai dû jeter l’éponge; une confrontation avait eu lieu avec mon ex-beau-père et j’étais très ébranlée, je n’arrivais plus à aller en cours.» La crise Covid-19 en rajoute une couche. «Certes, j’étais suivie par une psychologue et entourée d’amis à qui je pouvais parler», se souvient-elle. «Mais j’avais l’impression de devoir constamment mettre des filtres lorsque je racontais mon histoire.» Elle précise: «Avec mes proches, je m’auto-censurais car je me rendais bien compte que mon récit les gênait; quant à la psy, elle me manifestait plutôt de la pitié que de la compréhension.»
L’année suivante, Heidi Duperrex se réinscrit en cursus de psychologie. «Heureusement, cette fois, j’arrivais à travailler; par contre, côté privé, l’attente devenait difficile à gérer, je me sentais comme une cocotte-minute sur le point d’exploser.» L’étudiante en est convaincue: échanger avec des personnes qui ont un vécu similaire au sien lui ferait du bien. Mais elle a beau prendre contact avec plusieurs organismes spécialisés dans l’aide aux victimes de violences ou dans la mise sur pied de groupes de parole, elle fait chou blanc: aucun n’est en mesure de lui proposer une offre correspondant à ses besoins. «Début 2022, j’ai eu un déclic: je vais créer mon propre groupe de parole!»

Faisant fi de l’avis de sa psychologue, qui lui déconseille un tel projet – «elle craignait que le fait d’être publiquement associée à la thématique de l’inceste ne soit trop lourd à porter pour moi» – Heidi Duperrex imagine Amor Fati, une association dont le but est de venir en aide aux victimes d’abus sexuels et à leurs proches. «Il me fallait un espace pour accueillir l’association, ainsi que le groupe de parole; je me suis adressée à Fri Up (ndlr: organe fribourgeois de soutien à la création d’entreprises), qui m’a redirigée vers l’Innovation Lab Fribourg.» Conçue pour les jeunes innovateurs, notamment les personnes en cours de formation (universitaire ou HES), cette structure vise à les soutenir dans la concrétisation de leur projet entrepreneurial. Outre de l’aide de l’Innovation Lab (mise à disposition de locaux), la fondatrice d’Amor Fati a bénéficié de celle du réseau Bénévolat Fribourg (élaboration des statuts de l’association) et de la LAVI (animation du groupe de parole). Côté publicité, après de modestes débuts sur Instagram, la jeune femme a profité du buzz généré en terre fribourgeoise par une interview accordée à une radio parisienne. «Dès l’ouverture des inscriptions au premier groupe de parole, en juin 2022, il y avait assez de participant·e·s, voire trop.»

La boxe comme défouloir
Une fois par mois, les personnes qui se sentent concernées par la thématique des abus sexuels – «quel que soit leur sexe, leur âge ou leur façon de définir les abus sexuels» – se réunissent en petit groupe afin d’échanger de façon confidentielle, dans un cadre bienveillant et sécurisant. «Nous commençons par un tour de table sur les émotions actuelles des participant·e·s puis travaillons des thèmes spécifiques – par exemple la peur des hommes, les cauchemars ou les ressources – à travers les expériences et conseils de chacun·e.» Le groupe est co-animé par une infirmière disposant d’une expérience en psychiatrie. «Lorsqu’elle travaillait en milieu hospitalier, Charlotte a constaté qu’on intervient souvent trop tard, lorsque les victimes d’abus sexuels sont déjà au bout du rouleau, médicalisées, etc.» C’est dans la salle de boxe qu’elles fréquentent toutes les deux que les jeunes femmes ont fait connaissance. «Pour moi, la boxe, c’est l’activité qui me permet de sortir tout ce qui doit sortir», rapporte Heidi Duperrex. D’ailleurs, l’association Amor Fati propose, en partenariat avec un club de boxe anglaise, des cours à tarif préférentiel aux personnes désireuses de «se défouler et laisser libre cours à leurs émotions dans un cadre soutenant». Lorsque les finances le permettront, «nous souhaiterions élargir la palette des activités offertes, par exemple au yoga, à la fréquentation de «rage rooms», etc.» Selon l’étudiante de l’Unifr, trouver une activité qui aide à gérer les émotions fait partie des réflexes de base que devrait adopter une victime de violences sexuelles. «Les possibilités sont infinies: ça peut être la danse, aller crier dans la forêt…» Outre l’échange avec des personnes ayant vécu la même expérience – par exemple via un groupe de parole -, Heidi Duperrex recommande vivement de consulter un psychologue, «qui apporte des définitions éclairantes sur ce qui est en train de se passer à l’intérieur». Surtout, elle encourage à «remplir sa boîte à outils, tester ce qui fait du bien et ne pas rester figé dans sa tête, car on pourrait être tenté de se faire du mal».

Aussi des abuseuses
Un an et demi après le lancement de l’association, sa fondatrice tire un bilan réjouissant. «Nous avons de plus en plus d’inscriptions, au point qu’il va falloir envisager une nouvelle formule afin que le groupe de parole ne devienne pas trop grand.» Autre source de satisfaction: l’âge des participants, qui tend à se diversifier. «Il oscille désormais entre 20 et 55 ans, ce qui permet de s’inspirer mutuellement; alors que les plus âgés ont davantage d’expérience de vie, les plus jeunes ont tendance à avoir une parole plus libre.» Côté genre aussi, la diversité est au rendez-vous. «J’avoue qu’au début, le groupe ciblait les femmes.» Rapidement, Heidi Duperrex a réalisé «qu’il y a aussi des abuseuses» et a ouvert son groupe de parole aux hommes. Avec un bonus inattendu: «La plupart des femmes qui ont été ou sont victimes d’abus ont peur des hommes; le fait d’être en contact régulier avec des hommes qui sont eux-mêmes victimes les aide à surmonter cette crainte.»

En collaboration avec l’association Amor Fati, l’Unifr propose un groupe de parole destiné aux victimes de violences sexuelles. Il est animé par des psychologues du Centre de Psychologie de la Santé. Inscriptions: association.amorfati@gmail.com

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Author

Journaliste indépendante basée à Berne, elle est née au Danemark, a grandi dans le Canton de Fribourg, puis a étudié les Lettres à l’Université de Neuchâtel. Après avoir exercé des fonctions de journaliste politique et économique, elle a décidé d’élargir son terrain de jeu professionnel aux sciences, à la nature et à la société.

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