A quelque chose malheur est bon! Il y a plus de 20 ans de cela, en brisant malencontreusement d’un coup de truelle un minuscule cube en os, un archéologue en herbe a vu un liquide grisâtre s’en échapper. Il venait de découvrir un dé truqué au mercure, l’unique exemplaire romain connu! Thomas Daniaux et Véronique Dasen de l’Université de Fribourg cherchent à en percer le secret.
A l’instar des parieurs et des joueurs, l’archéologie doit parfois s’en remettre à sa bonne étoile. En sciences, on parle de sérendipité. C’est ainsi qu’en l’an 2000, sur le site de la villa gallo-romaine de Mageroy, en Belgique, Julien Minet, archéologue amateur de quinze ans, cassait par inadvertance un petit objet d’environ un centimètre de côté, un dé d’époque romaine. «Sans cet accident de fouille, nous n’aurions jamais soupçonné qu’il contenait un liquide grisâtre, qui s’est avéré être du mercure, ce qui en fait le premier et le seul dé truqué romain de ce type connu à ce jour!», s’enthousiasme Véronique Dasen, professeure d’archéologie classique à l’Université de Fribourg et spécialiste des jeux dans l’Antiquité.
Des sources peu loquaces
Malheureusement, nous ignorons tout ou presque de la manière de jouer aux dés à l’époque romaine. «Des textes nous apprennent tout de même que le Sénat a cherché à encadrer la pratique dès le IIIe siècle avant J.-C., en interdisant notamment de miser de l’argent», explique Thomas Daniaux, chercheur qui prépare une thèse sur le rôle social des jeux et jouets dans les Gaules romaines. Quant à la triche, par essence discrète, on la connaît in absentia grâce notamment à une inscription retrouvée à Pompéi faisant état d’une grande victoire d’un joueur de dé: «A Nuceria (une ville voisine), j’ai gagné 855 deniers et 1 semis en jouant aux dés avec honnêteté!» Cette dernière précision laisse entendre que telle n’était pas forcément le cas! Hier comme aujourd’hui, les règles étaient faites pour être contournées! Deuxième et, hélas déjà, dernier indice pour les archéologues, un texte de Julius Pollux, auteur du IIe siècle après J.-C., qui décrit un jeu grec, le Tréma Mnaion, ou « Trou de mine », où chaque joueur mise une mine, soit 100 drachmes, dans un pot commun. Il précise que celui qui obtient le plus haut total remporte la mise. «C’est malheureusement tout ce que les textes peuvent nous apprendre sur le déroulement des jeux de dés dans l’Antiquité», déplore le doctorant.
De l’art de tricher à l’époque romaine
Mais comment les aigrefins gallo-romains s’y prenaient-ils pour mystifier leurs contemporains? Depuis le début de ses recherches, Thomas Daniaux a compilé un corpus de plus de 5000 dés, dont une dizaine présente un chiffrage étrange! «Sur le même dé, on trouve deux 4, deux 5 et deux 6, et donc ni 1, ni 2, ni 3, s’amuse l’archéologue, ce qui favorise l’obtention de valeurs élevées.» Un exemplaire trouvé à Augusta Raurica, près de Bâle, trahit une autre technique de triche. En le testant, les archéologues ont découvert que trois de ses faces étaient convexes, tandis que les trois autres étaient planes. «Nous avons remarqué que les faces convexes servaient uniquement de face de roulement et qu’elles ne se retrouvaient jamais face contre table!» Mais le subterfuge est cousu de fil blanc et ne pouvait donc être utilisé qu’avec parcimonie. «Le tricheur attendait vraisemblablement que la mise soit très haute pour escamoter les dés sur la table et les remplacer par les dés truqués», avance Thomas Daniaux, après avoir empoché la somme, il remettait discrètement les dés non truqués en jeux.» Dans le même ordre d’idée, certains dés présentent des arêtes biseautées, et donc limées à dessein, afin d’obtenir l’une ou l’autre face plus facilement. A ces dés plus ou moins grossièrement pipés s’ajoute donc la Rolls des dés truqués: le dé creux.
Véritable travail d’orfèvre
Il existe une première catégorie de dés «creusés» remplis de plomb. On en connaît quelques exemplaires seulement, tous fabriqués de la même manière. «Ce sont des dés classiques qui ont été évidés à partir d’un point précis, explique Thomas Daniaux, opération qui requiert une précision extrême!» Les tricheurs remplissaient la cavité de grenaille de plomb et, pour que l’illusion soit parfaite, en façonnait une seconde qu’il laissait vide, afin que le poids du dé n’attire pas l’attention. Quant à la seconde catégorie, elle n’est forte pour l’instant que d’un seul exemplaire, le fameux dé au mercure belge. Au contraire du dé au plomb qui ne peut favoriser qu’une seule face, celle qui se trouve à l’opposé de la cavité lestée de plomb, le dé au mercure peut favoriser chacun des chiffres! «Si un joueur voulait favoriser un chiffre, le 3 par exemple, il lui suffisait de poser discrètement le dé sur la table avec le 3 en l’air, afin de faire couler le mercure dans la cavité opposée, s’enthousiasme Thomas Daniaux, le mercure va ainsi alourdir le fond et, une fois lancé, le dé va rouler jusqu’à ce que le trois apparaisse.»
Qui étaient les tricheurs?
Difficile voire impossible de brosser le portrait des tricheurs. Ce que les archéologues peuvent dire, c’est que la plupart des dés creusés ont été trouvés plus généralement dans des contextes aisés comme les domus, de riches maisons de ville, ainsi que dans des villas, autrement dit chez des membres de la classe aisée. En ce qui concerne le dé au mercure, il devait valoir son pesant d’or puisque le cinabre, le minerai à partir duquel on fabriquait le mercure, est rare et donc précieux. Cela dit, toute personne devant être considérée innocente jusqu’à preuve du contraire, fût-elle romaine, on ne saurait non plus exclure que ces dés truqués servaient à amuser un parterre d’amis. «Je tiens à ajouter que, comme nous ne disposons pas de sources écrites nous parlant de ces dés, il se peut très bien qu’ils aient servi pour des jeux dont nous ignorons les règles!», conclut Véronique Dasen.
- Cette recherche a été réalisée dans le cadre du projet financé par le Conseil Européen de la Recherche (ERC) Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity dirigé par Véronique Dasen à l’Université de Fribourg dans le cadre du programme de recherche et d’innovation de l’Union Européenne Horizon 2020 (contrat de financement n° 741520) www.locusludi.ch, https://locusludi.hypotheses.org/
- Photo de couverture: Thomas Daniaux, Assistant diplômé en archéologie classique
- «Arnaque à la romaine», un film documentaire sur le dé au mercure réalisé par Christophe Goumand, sera présenté dans le cadre du festival Explora.
- Une exposition sur le même thème ouvrira ses portes cet automne au Musée Bible + Orient, non seulement avec le fameux dé que le musée a obtenu en prêt, mais aussi avec des objets de ses propres collections.