«Tant qu’à faire du lèche-vitrine avant Noël, autant miser sur La Cabinerie»

«Tant qu’à faire du lèche-vitrine avant Noël, autant miser sur La Cabinerie»

La grisaille ambiante vous souffle des envies de couleurs et de poésie? La Professeure en langue et littérature françaises du Moyen Âge Marion Uhlig sera votre bonne fée d’hiver. Au bout de sa baguette, Le don des lettres, un ouvrage à glisser sous le sapin ou à déguster au coin du feu. Plus encore, cette découverte poétique s’effeuille aussi sous forme de calendrier de l’Avent dans la plus petite galerie d’art de Fribourg. Rendez-vous dès le 1er décembre à la Cabinerie.

© Jessica Genoud

Marion Uhlig, vous venez de publier Le don des lettres. Quel est ce cadeau auquel fait allusion votre titre?
Ce titre, accompagné de son sous-titre Alphabet et poésie au Moyen Âge, se comprend dans un double sens: tout d’abord, le «don des lettres» désigne le cadeau des lettres de l’alphabet qui, dans les mythes gréco-romains et chrétiens, a été fait aux hommes pour leur permettre de s’adresser à Dieu. Pour parler à Dieu, qui est l’alpha et l’oméga et qui est au-delà du langage, les hommes disposent des lettres, de A à Z, qu’ils peuvent combiner de toutes les manières possibles pour former le langage. Ensuite, le «don des lettres» signifie le talent des poètes lettristes du Moyen Âge pour combiner les lettres entre elles et créer de la poésie. C’est cette poésie lettriste virtuose qui est à l’honneur dans notre livre et qui fait des écrivains médiévaux des «plagiaires par anticipation» (la formule est de Georges Perec) du surréalisme, du mouvement dada et de l’Oulipo. Il existe encore une troisième manière de comprendre le «don des lettres»: nous avons conçu notre livre comme un beau livre, volumineux et richement illustré, une sorte de cadeau de Noël idéal destiné aux amatrices et amateurs de poésie. (S’)offrir le Don des lettres, c’est comme recevoir un coffret dont les lettres sont les trésors.

Vous explorez le lien entre lettres, poésie et images. Comment la littérature médiévale manuscrite jouait-elle de ces relations?
Entre 1200 et 1500 environ, les poètes se donnent pour mission de faire du français une langue noble, digne d’exprimer la poésie au même titre que le latin. Ils s’adonnent pour ce faire à des rêveries sur les lettres de l’alphabet, auxquelles ils prêtent des significations symboliques en vertu de leur forme (par exemple, B, qui a deux ventres, est une lettre gloutonne), de leur nom (L désigne les ailes), du bruit qu’elles font (R imite les grognements du chien) ou des mots dont elles sont l’initiale (silence commence par S, la lettre qui susurre et chuchote). Dans les manuscrits médiévaux, les poèmes abécédaires consacrent une strophe à chaque lettre, laquelle, souvent, est magnifiquement illustrée de motifs figuratifs qui entrent en lien ou en tension avec ses valeurs symboliques. Pour mettre en valeur ce dialogue entre le texte poétique et les lettrines ornées sur l’espace de la page manuscrite, notre livre propose près de 200 illustrations en couleur, commentées par Brigitte Roux, co-autrice et historienne de l’art, qui tantôt illustrent le propos, tantôt contrastent avec lui de manière suggestive.

Vous avez choisi le format de l’abécédaire, pourquoi ?
Le Don des lettres est à la fois un abécédaire poétique et un livre sur la poésie abécédaire au Moyen Âge. A force de travailler sur la poésie, on est contaminé par sa beauté et sa vérité, elle devient notre ordre du monde: les chapitres du livre, comme les strophes des poèmes abécédaires, correspondent aux lettres de l’alphabet, de A à Z, ou plutôt de la Croix de Dieu au titulus, puisque l’alphabet médiéval comprend des signes et abréviations supplémentaires. Cette disposition donne aux lectrices et aux lecteurs la liberté de lire le livre d’un bout à l’autre ou de le feuilleter au petit bonheur en piquant ici ou là une fleur au bouquet des lettres, ou encore de simplement en regarder les images. Le livre, co-écrit avec Thibaut Radomme et Brigitte Roux, est l’un des aboutissements de mon projet de recherche FNS sur les «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français» (2019-2023). Dans ce cadre, mon équipe et moi nous sommes intéressées à la poésie lettriste médiévale et, en particulier, à un corpus méconnu de poèmes abécédaires en français (nous avons édité et traduit ce corpus dans un autre ouvrage, paru lui aussi ce mois, Poèmes abécédaires français du Moyen Âge, Paris, Champion, 2023). L’idée qui est à la base de cette recherche est qu’au Moyen Âge, la vérité des êtres et des choses est à chercher dans les mots qui les désignent, et plus encore dans les lettres qui composent ces mots. Ce que nous avons essayé de faire, au fond, c’est de mieux comprendre la poésie médiévale, en l’abordant par la lettre et à la lettre.


Giovannino de Grassi, Alphabet, fin du xive si.cle (Bergame, Biblioteca civica, Cassaf. 1.21, fol. 30)

De jolies surprises se cachent au fil des pages, pourriez-vous nous en révéler une ?
Si je dois n’en choisir qu’une, ce sera la transition de M à N: en ancien français, M se prononce âme. Lettre solaire et spéculaire, parfaitement symétrique, elle rayonne au cœur numérique de l’alphabet médiéval, dont elle est la douzième des vingt-trois lettres. Rimant avec gemme et dame, M est la lettre de Marie, la lettre qui forme un cœur si on réunit ses deux jambages extérieurs. Par opposition, N est la lettre imparfaite, défigurée, qui sert de repoussoir à M la Magnifique. Lettre infortunée, N signale le manque, l’absence, par l’adverbe ne qui porte la négation. D’ailleurs, N porte un nom d’oiseau, ane, la «cane» en ancien français, ou parfois asne, l’«âne», donc vous imaginez bien…(voir image)  Or dans l’ABC a femmes, un abécédaire poétique très féministe de la fin du XIIIe siècle, tout change: N chante le triomphe de la femme rossignole, la Nightingale qui surpasse les oiseaux et les poètes. N y est réhabilité!

Au cours du mois de décembre, vous allez incarner votre travail sous une autre forme en proposant une exposition dans un lieu très particulier de Fribourg. Pourquoi ce choix ?Tout a commencé par une très belle rencontre avec Alan Humerose et Susanne Obermayer. Ce sont nos passions communes pour les enluminures, pour le décalage entre distance et proximité qui caractérise notre rapport aux images médiévales, qui est à l’origine de cette exposition dans leur galerie d’art et de curiosités, La Cabinerie, située à l’angle des rues Grimoux et Marcello. Le Calendrier de l’Avent de La Cabinerie, cette année, sera consacré aux enluminures lettristes médiévales, à raison d’une image par jour, du 1er au 24 décembre. L’exposition est indépendante de la parution du livre, elle offre une expérience à part entière, celle d’un face-à-face direct et intime, dans une cabine téléphonique devenue musée, avec l’art de l’enluminure médiévale.

Que pourrons découvrir les visiteuses et visiteurs?
Jour après jour, à toute heure, elles et ils pourront découvrir une à une les lettres de l’alphabet à travers de splendides enluminures, tantôt amoureuses, tantôt comiques, tantôt spirituelles, tantôt grivoises… Vingt-trois lettres de l’alphabet, vingt-quatre jours de l’Avent, voilà qui laisse juste la place qu’il faut pour la surprise du vingt-quatre. Tant qu’à faire du lèche-vitrine avant Noël, autant miser sur La Cabinerie et nous mettre de la beauté plein la vue.

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  • Marion Uhlig est professeure en langue et littérature françaises du Moyen Âge au Departement de français
  • Marion Uhlig et Thibaut Radomme, avec Brigitte Roux, Le Don des lettres. Alphabet et poésie au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, 2023.
  • L’exposition à la Cabinerie proposera une nouvelle oeuvre chaque jour du 1er au 24 décembre. Le vernissage aura lieu jeudi 7 décembre à 18h00 à la librairie Librophoros (rue de Rome 1), en présence des galeristes et commissaires de l’exposition ainsi que des auteur·e·s du livre.

Author

Exerce d’abord sa plume sur des pages culturelles et pédagogiques, puis revient à l’Unifr où elle avait déjà obtenu son Master en lettres. Rédactrice en chef d’Alma & Georges, elle profite de ses heures de travail pour pratiquer trois de ses marottes: écrire, rencontrer des passionnés et partager leurs histoires.

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