Un groupe de physiciens de l’Université de Fribourg a développé un modèle mathématique qui permet de comprendre la relation entre la taille d’un groupe et sa cohésion. Une solution aux querelles intestines qui rongent les formations politiques ou religieuses?
Imaginez, tout à fait au hasard, une formation religieuse qui connaît un succès fulgurant. D’un noyau solide constitué d’une poignée de fidèles, douze par exemple, la communauté prospère très vite au point de compter des millions de croyant·e·s. Il y a fort à parier que leurs contacts vont commencer à se distendre, leurs affinités s’amenuiser… et la cohésion de groupe s’affaiblir au point – pourquoi pas? – de provoquer un schisme. Ce phénomène de perte de cohésion au fur et à mesure qu’un groupe grandit est connu de longue date et fascine les sociologues et les psychologues et même, plus étonnant, les sciences dures. Enrico Maria Fenoaltea, physicien à l’Université de Fribourg, vient de publier avec ses collègues un article à ce sujet dans le Journal de l’American Physical Society.
Croissance et recrutement
Que l’on soit un parti politique, une compagnie ou une équipe de sport, quoi de plus difficile que de former un groupe ou règnent la bonne entente et la cohésion? «Ce n’est un secret pour personne, illustre Enrico Maria Fenoaltea, que les membres des petites formations politiques restent soudées autour des mêmes idées. En revanche, on sait que, en gagnant de nouvelles et nouveaux militant·e·s, ces formations risquent de voir leurs membres diverger en différents courants de pensée.» Est-ce inéluctable? A l’aide d’un modèle mathématique simple, Enrico Maria Fenoaltea et ses collègues ont pu mettre en évidence, pour la première fois, les relations entre la taille d’un groupe, les procédures de recrutement de nouvelles et nouveaux membres et la cohésion de l’ensemble.
L’équation de la cohésion
Cette approche a permis de montrer l’importance des stratégies de recrutement: un recrutement anarchique, où chaque membre d’un parti engage un·e candidat·e sans consulter ses collègues, provoquera une croissance du groupe, mais un affaiblissement de sa cohésion. Un parti politique, par exemple, pourra s’éloigner de ses objectifs initiaux, voire changer complètement d’idéologie. Inversement, le modèle suggère qu’un recrutement de nouveaux·elles candidat·e·s, quand il résulte d’une consultation étendue entre les membres d’un parti, évite les risques d’erreur de casting. «Autrement dit, un groupe guidé par des principes démocratiques fait preuve de plus de cohésion qu’un groupe dirigé par un seul individu, un dictateur par exemple, qui décide tout seul des personnes à engager», conclut Enrico Maria Fenoaltea.
Enrico Fenoltea, comment diable se fait-il que les physicien·ne·s en viennent à se pencher sur la cohésion dans des groupes en phase de croissance?
Cela fait quelques années déjà que les physicien·ne·s s’intéressent à d’autres domaines que la physique, notamment à l’économie, à la sociologie et à la biologie. Il faut dire que nous avons l’habitude de modéliser des systèmes complexes, tels que le système atmosphérique avec ses particules, ses gaz et ses fluides en interaction. De la même manière, les systèmes sociaux et économiques possèdent, eux aussi, un haut niveau de complexité: les individus, en interaction constante tout comme les particules, génèrent des phénomènes collectifs, telles que des crises financières, des fake news, etc. Les physicien·ne·s ont donc les outils analytiques pour étudier ces systèmes de manière intéressante.
Et vous, d’où est né votre intérêt pour ces questions que l’on croyait à mille lieues de la physique?
Le côté interdisciplinaire de la physique m’a toujours fasciné. Et, de fait, le groupe de recherche dans lequel je travaille à l’Unifr se nomme «groupe interdisciplinaire de physique théorique». En ce qui concerne l’émergence ou la disparition de la cohésion dans un groupe social, c’est un phénomène qui n’a pas complètement été élucidé par la sociologie expérimentale et la psychologie. Nous avons donc décidé de l’aborder avec une approche différente, plus «physique» que purement sociologique, afin d’en apprendre davantage. J’imagine que, étant italien, ma curiosité pour la cohésion de groupe provient des difficultés que rencontre mon pays à avoir un gouvernement de coalition uni.
Souhaitiez-vous dégager les lois universelles et invariables, si elles existent, qui président à la destinée d’un groupe?
Notre but était bien de développer un modèle qui corresponde aux découvertes empiriques, en particulier au fait que la cohésion de groupe s’affaiblit à mesure que le groupe grandit. Non seulement notre modèle parvient à décrire ce phénomène, mais il permet aussi d’y remédier.
A qui s’adresse votre recherche, à des politicien·ne·s, des dictateurs·trices, des managers?
Notre intention est de fournir les fondations théoriques expliquant certains phénomènes, en l’occurrence l’affaiblissement de la cohésion dans les groupes qui grandissent. Cela relève de la plus pure curiosité scientifique. Concrètement, notre modèle est trop général pour être utile aux responsables politiques ou aux managers. Néanmoins, de savoir pourquoi un groupe se désagrège peut aider à mettre en place des stratégies plus réfléchies pour former certains groupes, comme des partis politiques, des équipes de recherche, etc.
- Lire vers l’étude
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