La démocratie passe par l’assiette

La démocratie passe par l’assiette

Donner une impulsion pour transformer toute la chaîne de l’alimentation en Suisse. Voilà l’objectif fixé par l’Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire. Début février, celle-ci a officiellement transmis ses recommandations au monde politique et économique. Une fausse bonne idée? Le point avec la professeure de sociologie à l’Unifr Muriel Surdez.

La démocratie semi-directe est l’une des fiertés nationales de la Suisse. Mais le système politique helvétique est-il aussi représentatif qu’il prétend l’être? Pas toujours. L’alimentation est l’un des domaines qui passent entre les mailles du filet. «Les consommatrices et consommateurs suisses ont jusqu’à présent été relativement peu consultés dans l’élaboration des politiques concernant l’alimentation, ce malgré la voix au chapitre des organisations les défendant», constate Muriel Surdez. «D’ailleurs, l’alimentation a longtemps été considérée comme ne relevant pas directement de la politique; on la percevait plutôt comme un sous-produit de la politique agricole», ajoute la professeure de sociologie à l’Unifr.
A une époque où de plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à une transformation de toute la chaîne alimentaire, «il est devenu d’autant plus important que les citoyen·ne·s sachent ce qu’il se passe tout au long de cette chaîne, notamment aux étapes de la transformation en produits industriels et de la distribution», poursuit Muriel Surdez. «Dans ce contexte, les programmes de prévention traditionnels atteignent leurs limites.» Si certain·e·s consommatrices et consommateurs «montrent qu’ils veulent reprendre la main sur l’alimentation, notamment en privilégiant les circuits courts, les paniers de fruits et légumes, etc.», l’enjeu est d’offrir cette possibilité «à toutes les catégories de la population». Une tendance que les autorités ne peuvent plus ignorer. De fait, la Stratégie pour le développement durable 2030 de la Suisse suit les recommandations de l’OCDE et prévoit que le Conseil fédéral accompagne la transformation vers des systèmes alimentaires durables en dialoguant avec un groupe représentatif de parties prenantes.

Etiquettes, aliments végétaux et conditions-cadres
Soucieuses de garantir cette représentativité, la fondation Biovision, l’association Agriculture du futur et le Sustainable Development Solutions Network (SDSN Suisse) ont créé le projet Avenir Alimentaire Suisse. L’un de ses volets est la mise sur pied d’une Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire. Concrètement, 85 personnes ont été choisies au hasard parmi les habitant·e·s du pays. Elles émanent de localités de diverses tailles et régions et sont aussi représentatives que possible de la population en termes d’âge, de sexe ou encore de langue. Entre juin et novembre 2022, les participant·e·s à l’Assemblée se sont réuni·e·s à plusieurs reprises afin de débattre de la question suivante: à quoi devrait ressembler, d’ici 2030, une politique alimentaire nationale qui mette à la disposition de toutes et tous des aliments sains, durables, respectueux des animaux et produits de manière équitable?

Lors de la dizaine de rencontres agendées, ce panel de citoyen·ne·s était épaulé par un groupe d’expert·e·s composé de plus de 30 scientifiques. Ensemble, ils ont élaboré un catalogue de plus de 100 recommandations qui a fait l’objet d’une votation finale à l’interne. Dévoilées fin 2022, ces recommandations ont été officiellement remises aux politiques, à l’administration et aux praticien·ne·s lors du premier sommet national du système alimentaire qui s’est tenu à Berne début février 2023. Responsable du secteur Affaires internationales, développement durable et systèmes alimentaires auprès de l’Office fédéral de l’agriculture, Alwin Kopše, cité sur le site internet de l’Assemblée, commente: «La transformation des systèmes alimentaires ne peut réussir que si tous les acteur·rice·s sont impliqué·e·s; c’est pourquoi nous saluons ce dialogue entre citoyen·ne·s et apprécions beaucoup le travail accompli».
Les solutions proposées par l’Assemblée concernent aussi bien le domaine de l’environnement que ceux de la production, du social, de l’économie et de la santé. Elles portent par exemple sur l’information pour les consommateur·trice·s. Il est ainsi conseillé de rendre les indications sur les étiquettes plus lisibles et accessibles ou encore de transformer le marketing en informations orientées sur les consommateurs·trices. Côté réduction du gaspillage alimentaire, l’assemblée recommande l’augmentation de l’achat de produits hors normes par les intermédiaires et les grands distributeurs. La promotion d’une alimentation équilibrée – et moins axée sur la viande – n’est pas en reste: enseignement d’une approche respectueuse de la nourriture, préservation des surfaces d’assolement, encouragement de la production d’aliments végétaux, etc. On peut aussi citer la création de conditions-cadres politiques pour la coopération entre les entreprises, la politique et la société. Le catalogue complet des recommandations est disponible en ligne.

Des fraises en hiver?
Muriel Surdez estime que cette ouverture des discussions stratégiques autour de l’alimentation à un panel représentatif de citoyens est une piste intéressante pour aider à transformer les consommateur·rice·s en consomm’acteur·rice·s. «A condition que le panel en question soit réellement représentatif et qu’il n’y ait pas de biais de la parole», c’est-à-dire que les personnes qui ont un avis ou des habitudes de consommation s’éloignant du ‘politiquement correct’ aient la possibilité de s’exprimer librement. «Je pense par exemple aux gens qui ne voient pas l’intérêt de renoncer à manger au quotidien des chips et de la viande.» Ou encore «aux femmes, qui portent encore souvent la responsabilité de cuisiner». Certaines d’entre elles, notamment pour des questions de conciliation entre vie privée et professionnelle, peuvent être amenées à opter pour des aliments transformés tertiaires.
La sociologue rappelle par ailleurs qu’un travail de fond doit être effectué au niveau de l’offre. «Actuellement, on pointe les consommateur·rice·s du doigt lorsqu’ils achètent des fraises en hiver; mais si les rayons en sont pleins, à des prix dérisoires…» Parallèlement, «il ne faut pas oublier que nous avons une responsabilité envers les pays depuis lesquels nous avons, durant des décennies, importé certains types de denrées alimentaires». Si l’on cesse brutalement d’acheter des fruits exotiques, «on prend le risque de dégrader fortement les conditions de vie de producteur·rice·s à l’autre bout du monde». Transformer la chaîne alimentaire en profondeur constitue donc un vrai exercice d’équilibriste, avertit la professeure de l’Unifr. «Et si le panel réuni parvient à trouver des solutions consensuelles pour transformer les systèmes alimentaires, encore faudra-t-il qu’elles puissent être mises en œuvre, même si elles bousculent certains intérêts établis…»

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  • Muriel Surdez est professeure ordinaire au Département des sciences sociales de l’Unifr. Elle a notamment organisé un cycle de conférences consacrées à l’alimentation.

Author

Journaliste indépendante basée à Berne, elle est née au Danemark, a grandi dans le Canton de Fribourg, puis a étudié les Lettres à l’Université de Neuchâtel. Après avoir exercé des fonctions de journaliste politique et économique, elle a décidé d’élargir son terrain de jeu professionnel aux sciences, à la nature et à la société.

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