A 81 ans, Roberte Hamayon n’a rien perdu de sa passion brûlante pour la Mongolie et ses habitants. Pour honorer sa brillante carrière, la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Fribourg vient de lui décerner le titre de Docteur honoris causa. Entretien.
Tout voyage commence par un premier pas, paraît-il. Celui de Roberte Hamayon a commencé par deux grandes enjambées: la première lui a permis de franchir un plafond de verre, celui qui rendait si difficile l’accès des femmes à la carrière académique, la seconde un rideau de fer, celui qui séparait presque hermétiquement le «monde libre» du monde communiste. Ensuite seulement, l’anthropologue française a pu voir se dérouler sous son regard les steppes asiatiques, son terrain d’étude depuis plus d’un demi-siècle. Une carrière aujourd’hui récompensée par le titre de Docteure honoris causa de l’Université de Fribourg.
Qu’est-ce que ce titre représente pour vous?
Je suis bien sûr très flattée et très honorée. L’Université de Fribourg est très réputée dans mon domaine, celui des sciences sociales et humaines. Je serai heureuse d’avoir l’occasion de revoir Fribourg et mes collègues, que je remercie.
Précisément, quels liens entretenez-vous avec notre institution?
François Gauthier, socio-anthropologue des religions à la Faculté des Lettres, m’avait invitée, en 2014, à parler de mon livre sur le jeu. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Véronique Dasen, archéologue et spécialiste des jeux dans l’Antiquité. De là sont nées de riches relations d’échange et de collaboration qui m’ont amenée à participer à des colloques, notamment au Musée suisse du Jeu. C’était formidable!
D’où vient votre intérêt pour la Mongolie?
Licence en poche, j’ai été engagée comme « chômeur intellectuel » à la bibliothèque du Musée de l’Homme. En feuilletant des livres, je suis tombée sur un ouvrage sur la Mongolie qui m’a fascinée. Je me suis dit: «J’irai là-bas!»
C’était une destination plutôt originale à l’époque?
J’ai pu profiter de l’ouverture des relations diplomatiques entre la France et la Mongolie en 1966. Je m’y suis rendue l’année suivante, précédée uniquement par la juriste Françoise Aubin. Nous sommes les premières occidentales à être allées là-bas pour y faire un travail de terrain.
Pour faire de l’observation participante, mieux vaut maîtriser la langue des autochtones?
Raison pour laquelle j’ai voulu apprendre le mongol, mais on ne l’enseignait pas à l’époque à l’Ecole des Langues orientales. J’ai donc dû apprendre le russe, afin de pouvoir traduire une grammaire russe du mongol.
Comment ont réagi vos proches à la nouvelle de votre départ?
Ma famille me faisait confiance et mon mari, Loïc Hamayon, m’a beaucoup soutenue et s’est admirablement occupé de nos deux enfants, âgés alors de 6 et 7 ans. Mes professeurs étaient en revanche très surpris à l’idée que je veuille me rendre dans un pays communiste où, selon eux, il serait impossible de faire un terrain. Leurs tentatives de dissuasion ont eu sur moi l’effet contraire.
Sur place, l’administration communiste vous a-t-elle mis des bâtons dans les roues?
Je n’étais bien entendu jamais seule, toujours accompagnée par un ethnologue local de l’académie des sciences. Il m’encadrait, m’aidait et, bien sûr, me surveillait un peu. Je suis cependant toujours bien tombée. En cas de faux pas, je risquais, au pire, d’être renvoyée en France, mais ce sont eux qui auraient eu des ennuis. C’est plus tard, en 1976, en Bouriatie que j’ai observé un tournant: des fonctionnaires me demandaient des dollars!
Ces contrées sont plutôt hostiles. Avez-vous souffert du froid?
J’ai eu les pieds, les oreilles et le nez gelés, en Bouriatie en particulier, où il faisait parfois moins 45°C. Je n’ai cependant jamais eu vraiment froid, tant j’étais bien couverte et bien nourrie. On ne sent ni quand le nez gèle, ni quand il dégèle. Par ailleurs, il peut faire très chaud l’été.
Vous avez aussi dû, diplomatiquement, accepter les spécialités culinaires locales.
Oui, notamment la chèvre cuite dans sa peau. C’est très bon! On lui coupe la tête pour sortir la viande de son corps. On porte des pierres à l’incandescence que l’on place ensuite dans la peau aux côtés des morceaux de viande. On recoud la chèvre et on laisse mijoter à l’intérieur tandis que l’on brûle les poils à l’extérieur. Les marmottes aussi ont une peau assez solide pour permettre ce genre de cuisson, mais la plupart des gens s’abstiennent d’en manger car c’est un animal réputé vecteur de la peste.
Et au niveau boisson?
En tant que femme capitaliste, qui «abandonne» son mari et ses enfants de surcroît, on m’a fait comprendre que si je ne buvais pas, c’est que j’avais quelque chose à cacher. En Mongolie, j’ai eu beaucoup de mal avec l’alcool distillé à partir du lait. C’était très dur. Je vous avouerais que parfois, mon écriture n’est plus très droite dans mon carnet de notes!
Vous êtes allée en Mongolie durant plus d’un quart de siècle, cela fait maintenant 30 ans que vous n’y allez plus? Le pays vous manque?
J’ai préféré que de jeunes chercheurs profitent du changement de régime pour se spécialiser sur ces régions. Et j’ai toujours des nouvelles grâce à eux. Je garde aussi contact avec certains informateurs, collègues et amis, grâce à internet. Aujourd’hui, même les éleveurs communiquent grâce à facebook depuis la steppe.
La retraite: un mot tabou?
Même à la retraite, les chercheurs ont la chance de pouvoir continuer à travailler (j’ai une soutenance de thèse demain). D’abord, on n’a jamais épuisé la totalité des notes qu’on a prises sur le terrain. Ensuite, chaque thème de recherche ou presque ouvre des perspectives sur des thèmes voisins, indéfiniment. Ainsi, le chamanisme m’a entraînée vers le jeu, et le jeu vers de passionnantes comparaisons avec l’Antiquité, grâce à Véronique Dasen. C’est une grande chance d’avoir une profession qui vous offre toujours du nouveau .
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