La scène est étonnante: un aveugle intercepte en plein vol une balle de tennis. Aucune supercherie là-derrière, juste la démonstration que des personnes atteintes de cécité corticale peuvent conserver des capacités visuelles résiduelles. Dans ce cas précis, celles-ci permettent au sujet de détecter des objets en mouvement, voire de catégoriser des mouvements dits «biologiques». C’est ce qu’ont pu démontrer des chercheurs de l’Université de Fribourg.
C’est une séquence qui a fait le tour du web: le chanteur Stevie Wonder rattrape, à l’ultime seconde, son microphone sur le point de choir. Il n’en fallait pas plus pour que la toile s’enflamme: «Conspiration! Stevie Wonder n’est pas un véritable aveugle». Il ne s’agit pourtant ni d’un canular, ni d’un miracle. Le phénomène est même connu des scientifiques, à défaut d’être toujours bien compris par le commun des mortels: les personnes atteintes de cécité ne font pas forcément face à un écran noir. Il n’est pas rare qu’elles possèdent des facultés visuelles allant jusqu’à leur permettre de percevoir un objet, voire une personne, à défaut de pouvoir l’identifier.
Aveugle après une atteinte cérébrale
Des chercheurs de l’Université de Fribourg se sont penchés sur un cas: celui d’un patient nommé BC, qui illustre bien cet apparent paradoxe. Suite à un arrêt cardiaque, le cerveau de BC, privé d’oxygène durant de longues minutes, a subi de graves lésions, notamment au lobe occipital, siège de la vision. «D’un point de vue clinique, BC est aveugle, explique Nicolas Ruffieux, neuropsychologue et chercheur au Eye and Brain Mapping Laboratory, ses yeux sont intacts mais le hardware qui permet d’interpréter les stimuli visuels sont sérieusement endommagés. On a donc bien affaire à un cas de cécité cérébrale».
Cette étude, dont les résultats viennent de paraître dans la revue Neuropsychologia, vise à déterminer si BC a conservé cette faculté de détecter les mouvements et, le cas échéant, dans quelle proportion.
Une batterie de tests
Mesurer les capacités visuelles résiduelles d’un sujet ne pouvant voir ni les formes, ni les couleurs, ni les visages, est moins simple qu’il n’y paraît. Pour y parvenir, les chercheurs de l’Université de Fribourg ont eu recours à toute une série de tests.
Dans l’un d’eux, Nicolas Ruffieux brandit une balle de tennis à un mètre environ de BC. Celui-ci, sans conviction, suppose qu’il s’agit d’un smartphone. Le plus étonnant, quand le chercheur agite la balle devant BC, celui-ci parvient à la suivre du regard et même à l’attraper. «Grâce à des lunettes de poursuite oculaire, qui mesurent les mouvements des yeux de celui qui les porte, on observe, de manière indubitable, que BC parvient à suivre le trajet de la balle, explique Meike Ramon, chercheuse elle aussi au Eye and Brain Mapping Laboratory. Il capte donc un stimulus visuel, mais son cerveau n’est pas capable de l’interpréter. C’est pour cette raison qu’il ne voit pas qu’on lui présente une balle». Par ailleurs, le patient a affirmé être capable d’identifier son épouse à sa démarche, alors qu’il n’y parvient pas quand elle reste immobile. Il faut savoir que ce type de mouvement, dit «biologique», occupe un statut particulier pour le système visuel. Les chercheurs ont, dès lors, mené une série de tests pour savoir si BC possède véritablement des capacités visuelles résiduelles dans ce domaine. Ils lui ont présenté des groupes de points lumineux représentant des êtres vivants, tantôt de manière statique, tantôt en mouvement. Ils ont observé que BC est effectivement capable de catégoriser avec une précision étonnante ces stimuli très complexes… mais uniquement lorsqu’ils sont présentés en mouvement.
Détecter les mouvements: une capacité innée
Ces découvertes confirment que les réseaux neuronaux analysant les mouvements peuvent continuer de fonctionner, même quand la vision est très fortement diminuée. Une observation qui amène Meike Ramon à conclure que «la perception d’objets et de corps en mouvement est une fonction extrêmement robuste chez l’humain. Elle existe déjà quelques heures après la naissance et résiste même, dans le cas précis, à des lésions sévères au siège principal de la vision».
Dans le cas de BC, chez qui le lobe occipital est endommagé, des réseaux cérébraux alternatifs permettent la perception des mouvements. Mais il reste à déterminer lesquels. Malheureusement, pour des raisons médicales, il est impossible de faire subir une imagerie cérébrale à BC, ce qui complique la tâche. L’équipe du Eye and Brain Mapping Laboratory planche actuellement sur des techniques d’imagerie cérébrale non invasives.
Perspectives thérapeutiques
A ce stade, pour les chercheurs fribourgeois, ces expériences démontrent l’importance de définir aussi exactement que possible, grâce à des tests poussés, les capacités visuelles résiduelles des personnes malvoyantes. Un diagnostic précis peut servir de base à la mise en place d’une stratégie pertinente de rééducation. Pour cette étape, l’équipe de recherche s’intéresse actuellement à l’utilisation de lunettes de réalité augmentée, aussi appelées «smart glasses» dans le jargon, qui pourrait offrir des perspectives prometteuses pour maximiser les capacités résiduelles de vision de chaque patient.
- Publication dans Neuropsychologia
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