Dossier

Chronique d’une disparition

Que devient la personne souffrant d’Alzheimer? Ne plus pouvoir dialoguer avec un être cher mène souvent à penser que celui-ci n’existe plus. Et si, plutôt que disparu, nous le considérions comme perdu et partions à sa recherche?

Pour certains auteurs, et très souvent dans l’intuition générale, la personne souffrant de maladie d’Alzheimer, semble disparaître, ne laissant plus en face de ses interlocuteurs qu’une enveloppe vide. «On ne peut plus parler avec elle», dit-on. Et alors, sans paroles, il n’y a plus de communication, plus d’interpersonnalité. L’expression «perdre la tête» et encore plus forte, dans la mesure où la notion de personne suppose des processus cognitifs et rationnels que la maladie ferait disparaître. Cette conception est insatisfaisante aussi bien à un niveau éthique que clinique. Sur le premier point, l’attribution conditionnelle de la dignité de personne à ceux des humains qui remplissent certains critères de rationalité ou d’intersubjectivité est extrêmement problématique. D’abord par l’arbitraire et la coloration culturelle des conditions imposées, mais surtout par le danger de créer des sous-groupes d’humains qui auraient plus ou moins de dignité. L’histoire tragique du XXe siècle, encore heureusement dans nos mémoires, nous impose une extrême prudence à cet égard. Les pires horreurs de ce siècle sont liées avec le fait de considérer un groupe possédant certaines déterminations comme étant humain d’une manière moindre ou différente (nazisme, génocide rwandais, etc.). Cela justifie vraiment, à mon sens, à côté d’arguments plus philosophiques, le postulat de l’universalité de la dignité personnelle dans l’espèce humaine. Le deuxième lieu de contestation de ce préjugé a-personnaliste se trouve dans l’observation clinique et neuropsychologique, qui confirme le fait qu’il s’agit d’un préjugé en montrant comment la connaissance réelle de la maladie d’Alzheimer contredit l’image d’une tête vide. 

 

Ce printemps, dans le cadre d’un séminaire de recherche sur l’autonomie de la personne vulnérable, mené à l’Institut d’éthique et des droits de l’homme, l’équipe de Bernard Schumacher a invité le neuropsychologue étasunien Steven Sabbat. Celui-ci a bien mis en évidence la grande complexité de la mémoire et de ses pathologies. Les difficultés créées par la maladie d’Alzheimer peuvent parfois survenir lors de l’inscription des données dans la mémoire, mais sont beaucoup plus fréquentes lorsque le malade cherche à les retrouver. Il aurait des informations dans sa mémoire, mais ne sait plus comment les faire revenir à la conscience (recall). Ce modèle complexe contredit alors la manière habituelle de parler de la maladie d’Alzheimer comme «perte de la mémoire». On pourrait dire la même chose de la parole. Avec le même type de préjugés, on aborde ces patients croyant que la maladie d’Alzheimer atteint le langage et donc qu’ils ne parlent plus, ce qui fait, nous dit la psychologue Michèle Grosclaude, qu’on ne leur parle pas non plus ou qu’on arrête de leur parler, dès qu’ils ne peuvent plus s’intégrer dans la conversation habituelle. Ainsi, un fils quittait régulièrement son père après quelques minutes seulement des visites qu’il lui rendait, toujours en début d’après-midi, car celui-ci était incapable de répondre à la question récurrente «Qu’as-tu mangé à midi?». Son fils en déduisait alors qu’«on ne peut plus discuter avec lui». 

 

A l’aide de procès-verbaux d’entretiens, Steven Sabat nous a montré que, si l’on change de préconception et qu’on aborde le malade comme un sujet qui pourrait avoir quelque chose à dire, il est possible d’entrer en communication avec lui. Il faut seulement faire preuve de patience et d’inventivité, comme devant la porte principale d’une maison que l’on trouve close: il faut faire le tour pour trouver d’autres entrées. Sa longue expérience clinique lui a fourni suffisamment d’arguments pour considérer que les personnes atteintes d’Alzheimer restent des «sujets sémiotiques» (semiotic subjects), c’est-à-dire que leur comportement n’est pas celui, aléatoire, d’une tête vide, mais celui, perturbé, d’une personne qui peut cependant toujours y faire advenir du sens (meaning making ability), malgré les troubles cognitifs qui l’handicapent.

 

Ces recherches, parmi d’autres, mettent en doute l’idée d’une disparition progressive de la personne en cas de maladie d’Alzheimer; une conception perverse, parce que fondée sur des préjugés qui ne résistent pas à l’observation clinique. Néanmoins répandue, elle entraîne une mise à l’écart, hors de l’interaction communicationnelle, qui accentue les troubles des patients. Elle devient alors une self-fullfilling prophecy, une prophétie qui s’autoréalise. L’intuition d’une persistance de la personne, validée par la recherche clinique, doit nous pousser à un changement de paradigme, de vocabulaire et, par conséquent, d’attitude. A la place de dire que la personne disparaît, on dira qu’elle est déplacée par la maladie. Si on ne la trouve plus, c’est parce qu’on n’est pas capable de repérer le lieu où elle est et qu’on la cherche au mauvais endroit. Il faut alors faire l’effort de partir inlassablement à sa recherche. Le dément est un sujet perdu, disait Michèle Grosclaude, «perdu, mais retrouvable».

 

Après avoir exercé la médecine pendant près de 20 ans, Thierry Collaud est aujourd’hui professeur de théologie morale spéciale et d’éthique sociale chrétienne, ainsi que vice-directeur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et des droits de l’homme de l’Université de Fribourg.

thierry.collaud@unifr.ch

 

Pour aller plus loin

›Steven R. Sabat, Le vécu du malade d’Alzheimer:
comprendre pour mieux accompagner, Chronique Sociale, 2015

›Thierry Collaud, «Que devient la personne dans
la démence?», in L’humain et la personne,
Ed. F.-X. Putallaz et B.N. Schumacher, Cerf, 2008