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Pourquoi les gens sont-ils plus pauvres dans certains pays que dans d’autres? Baptiste, 11 ans

La misère qui ronge aujourd’hui des Etats entiers remonte à la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles, alors que le marché international se libéralise sur fond de colonialisme.

Les images de migrants africains traversant la Méditerranée au péril de leur vie sur des embarcations de fortune pour rejoindre l’Europe nous le rappellent dramatiquement: nous vivons dans un monde où les inégalités demeurent fortes entre les pays. Comment comprendre qu’en République centrafricaine, le revenu national brut (RNB) par habitant ne dépasse pas 330 dollars par année, tandis qu’il s’envole à plus de 80’000 dollars en Suisse, au Qatar ou en Norvège, selon les chiffres 2015 de la Banque mondiale?

 

Avant de répondre à cette question, il faut bien distinguer la pauvreté du pays pris dans sa globalité, de celle que peut vivre une partie de sa population au niveau individuel, même dans les pays dits «riches», explique Christelle Dumas, professeure en économie du développement et en histoire économique à l’Université de Fribourg. «Dans l’environnement familial proche, c’est la pauvreté des parents qui fait bien souvent celle des enfants», poursuit la chercheuse. Le problème du manque de ressources matérielles se transmet d’une génération à l’autre. Et pèse lourdement sur les perspectives économiques et le quotidien des individus.

 

Dans certains pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine, la pauvreté prend des proportions nationales et fragilise l’ensemble des institutions. «Ces Etats se basent encore souvent sur l’agriculture et une économie de subsistance qui rendent difficile leur développement. Ils ne peuvent pas épargner et donc investir pour se développer, note Christelle Dumas. Pour s’enrichir, un pays doit augmenter sa productivité. D’où l’importance d’investir, par exemple en achetant des machines agricoles ou de l’engrais. Ce qui reste difficile pour les pays pauvres.» La Banque mondiale distingue quatre catégories de pays selon le revenu: faible, intermédiaire inférieur, intermédiaire supérieur et supérieur.

 

«La grande divergence»

Pour comprendre ces différences entre pays, il faut revenir à l’histoire, notamment à ce que l’historien Kenneth Pomeranz nomme «la grande divergence». C’est-à-dire au moment où certaines nations connaissent une forte croissance industrielle et prennent un avantage économique décisif sur d’autres pays. «On fait généralement débuter cette révolution industrielle vers 1750. De l’Angleterre, elle s’étendra ensuite aux pays européens proches comme la France, la Belgique et l’Allemagne, avant d’essaimer vers les tout jeunes Etats-Unis. Le phénomène s’est ensuite accéléré au XIXe siècle», précise Christelle Dumas. Mais qu’est-ce qui a réellement permis à ces pays-là, européens et nord-américains, de l’emporter sur le reste du monde?

 

© Jan von Holleben

La dimension coloniale l’explique en partie. Au XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle, les puissances occidentales dominaient les autres nations ou régions du monde et leur imposaient leurs conditions. Autre point: cette période a connu de grandes évolutions dans les pratiques commerciales. «Cette époque est marquée par une mondialisation massive», souligne Christelle Dumas. Les pays abandonnent en partie l’idéologie mercantiliste dominante à l’époque, qui consiste pour un pays à protéger ses intérêts en important au minimum et en exportant au maximum. Ils prennent conscience qu’ouvrir leur marché leur permettrait de gagner plus.»

 

Pourquoi? Parce que de nouvelles idées économiques ont émergé. Celle de l’avantage comparatif (David Ricardo, 1772–1823) montrait ainsi l’intérêt pour un pays de spécialiser sa production. «En s’industrialisant, les puissances occidentales abandonnent la production de denrées primaires. A l’inverse, leurs colonies d’Afrique et d’Asie se concentrent sur les matières premières, comme l’extraction de minerai ou l’agriculture», explique l’économiste. Durant le XIXe siècle, cette répartition des rôles a pu convenir aux uns comme aux autres. Par la suite, les affaires ont tourné à l’avantage des puissances occidentales. «Au XXe siècle, les prix des matières premières exportées se sont mis à baisser par rapport aux prix des produits industrialisés que les colonies achetaient aux Occidentaux», relève Christelle Dumas.

 

L’écart s’est d’autant plus creusé que les colonies, pour se concentrer sur les matières premières, ont délaissé leur propre industrialisation. La décolonisation qui s’opère à partir du milieu du XXe siècle ne renverse pas la situation. Dans quelle mesure ce déséquilibre des forces peut-il évoluer aujourd’hui? «Difficile à dire», répond Christelle Dumas, qui estime que, si des politiques variées ont tenté de favoriser le développement ces dernières décennies, aucune recette magique n’a été trouvée. L’accès à l’éducation, aux soins de santé et à l’emprunt bancaire s’est amélioré, mais sans générer systématiquement de processus de croissance.

 

Le cas chinois

Ce tableau de la pauvreté mondiale est pourtant loin d’être figé. La Chine, considérée par le passé comme pauvre par l’Occident, s’est fortement développée ces dix dernières années. Son RNB figure aujourd’hui dans la catégorie intermédiaire supérieure. «Mais une part notable de la population chinoise vit en dessous du seuil de pauvreté fixé à 1,25 dollars par jour», nuance Christelle Dumas. Si le niveau de vie a globalement augmenté, ce fort développement s’est fait au détriment d’une part de la population. Ce sont les travailleurs œuvrant dans une très grande précarité qui ont permis de produire des biens à bas coût.» En ce sens, la trajectoire du géant asiatique rejoint celle de l’Occident au début de son industrialisation. «Les conditions de travail étaient aussi très dures. L’industrialisation est un processus douloureux, car l’argent est mis dans les investissements au lieu de la consommation, et ce à un moment où les revenus sont faibles», explique la chercheuse.

 

Notre expert Christelle Dumas est professeure d’économie du développement à l’Université de Fribourg depuis 2014. Elle s’intéresse tout particulièrement aux questions de réduction de la pauvreté, d’accès à l’éducation, aux soins de santé et aux moyens de contraception dans les pays d’Afrique subsaharienne et d’Asie.
christelle.dumas@unifr.ch