La consensualisation des langues étrangères

Les compétences linguistiques souvent limitées des politicien·ne·s suisses, tant dans les langues nationales qu’internationales, font régulièrement l’objet de moqueries. On se souvient, par exemple, de l’anglais de Guy Parmelin («I can English understand, but je préfère répondre en français») ou du français de Markus Ritter («Je me re[sic]-jouis si je peux prener cette position»). Par ailleurs, de nombreux élu·e·s suisses alémaniques préfèreraient s’exprimer en dialecte, mais se voient contraint·e·s, dans certains contextes officiels, d’utiliser le Hochdeutsch. Ainsi, malgré des compétences parfois lacunaires, les acteurs·trices politiques au niveau national sont régulièrement appelé·e·s à participer à des échanges et débats dans une langue qui n’est pas leur langue première.

Le projet «Comment se parle la Suisse?» réunit une équipe pluridisciplinaire de juristes et de linguistes qui s’interroge sur le rôle que jouent ces usages de langues partiellement maîtrisées ainsi que sur le rôle plus général du plurilinguisme au sein des institutions de la démocratie parlementaire suisse. Ce projet s’inscrit dans le cadre du cluster de recherche «Résilience», financé par la Mobilière pour la période 2024–2026. Il comprend un volet qualitatif et ethnographique ainsi qu’un volet quantitatif et psycholinguistique. Etant donné l’organisation territoriale de la politique linguistique suisse, les enjeux varient considérablement d’un canton à l’autre. C’est pourquoi chercheurs et chercheuses se sont intéressé·e·s en particulier aux choix linguistiques et aux dynamiques liées aux langues de travail dans les parlements cantonaux. En quoi un parlementaire neuchâtelois parlant trois langues nationales, mais naturalisé récemment et avec un accent italien, est-il perçu comme plus ou moins légitime qu’une collègue francophone (plutôt monolingue) avec un accent local? Comment se fait-il que certains parlements alémaniques fonctionnent principalement en dialecte – parfois même de façon prescrite par le règlement – tandis que d’autres imposent l’usage exclusif de la langue standard? Pourquoi les représentant·e·s romanches au parlement grison s’expriment-ils et elles dans leur idiome natif, alors que leurs collègues germanophones sont tenu·e·s de parler le Hochdeutsch? Quelles conséquences ces règles et usages ont-ils sur la dynamique politique et les interactions parlementaires?

Dans le volet psycholinguistique du projet, le groupe de recherche analyse les effets du recours à une langue seconde – ou «étrangère», bien que nationale – chez les acteurs·trices politiques au niveau fédéral. En s’appuyant sur des recherches en psycholinguistique suggérant qu’on tend à raisonner de manière plus utilitariste et moins émotionnelle dans une langue autre que la langue maternelle, il formule l’hypothèse que le choix linguistique peut influencer la nature des débats politiques: s’exprimer dans une langue moins bien maîtrisée pourrait atténuer la charge émotionnelle et la polarisation des échanges.

Les chercheurs·euses analysent plus de 2000 tours de parole de dix politicien·ne·s suisses, de Simonetta Sommaruga à Albert Rösti. Ces interventions, recueillies dans les émissions SRF Arena et RTS Infrarouge, sont examinées selon que la langue utilisée est ou non la langue première. L’objectif est d’évaluer leur degré de polarisation ou, au contraire, leur potentiel consensuel. Ils et elles combinent des outils d’intelligence artificielle avec des évaluations humaines. Les premières analyses indiquent un effet robuste de dépolarisation lorsqu’une langue moins maîtrisée est utilisée. Les résultats issus des évaluations humaines sont encore en attente. Si ce résultat devait se confirmer, nous saurons enfin pourquoi les discussions au sein de notre communauté universitaire plurilingue sont si consensuelles: C’est grâce à cet effet de la langue étrangère!