Les travaux de recherche d’Antoine Sansonnens se sont intéressés au quotidien des travailleuses et des travailleurs sociaux accompagnant des jeunes en souffrance psychique. Confrontant les réalités suisse et québécoise, son focus s’est porté sur la manière dont ces professionnel·le·s font face à l’embarras dans lequel les plongent les attentes de plus en plus standardisées des institutions. Sa thèse a été récompensée par le prix Vigener 2023 de la Faculté de lettres et des sciences humaines de l’Unifr.
Quel est le point de départ de vos recherches?
Antoine Sansonnens: J’avais un intérêt marqué pour la période de transition vers l’âge adulte des jeunes en souffrance psychique. Cette thématique s’inscrivait dans la continuité de mon travail de master, qui était consacré aux jeunes et à leur rapport à la consommation d’alcool. Là, je me suis intéressé aux professionnel·le·s qui les accompagnent et qui prennent des décisions très importantes pour leur avenir alors que celui-ci semble incertain.
Avec une mission évoquée dans le titre de votre thèse, celle de «Rendre capables des jeunes souffrant de troubles mentaux».
Oui, nos politiques sociales posent effectivement l’insertion sur le marché du travail comme objectif. C’est cela aussi qui se lit dans les statistiques: tant de jeunes ont trouvé une place de travail, d’apprentissage ou de formation. Les organisations responsables de la prise en charge sociale tendent de plus en plus vers des attentes chiffrées. Elles veulent des résultats et des performances, selon une tendance qu’on retrouve dans le reste de la société. On se fie à des temps d’accompagnement définis, à des chiffres… Ma thèse critique cette volonté de standardiser la prise en charge.
Les attentes sont-elles déconnectées de la réalité?
Les professionnel·le·s mettent souvent en avant un gros décalage entre les activités prescrites, celles qui sont définies par le cahier des charges, et les activités réelles, ce qui se passe au quotidien dans l’institution. Dans sa pratique, l’accompagnant·e va chercher des solutions qui sortent du cadre pour jongler entre les attentes de l’institution et les besoins réels des jeunes.
Ce que vous désignez par «embarras professionnels»?
Exactement, et ce n’est pas forcément quelque chose de négatif, parce que ça va mener à de l’inventivité. Les praticien·ne·s prennent des initiatives et exploitent la marge de manœuvre qui leur est laissée. Le fait d’être pris dans des injonctions contradictoires les amène à innover. C’est donc important pour les métiers du travail social.
Mais cela ne peut-il pas être mal vécu par les professionnel·le·s?
Ces situations peuvent être mal vécues si l’institution ne fait pas confiance à ses collaboratrices et collaborateurs. Là derrière, on retrouve la question de la légitimité du travail social. Une tension permanente existe entre ce que les accompagnant·e·s font et ce qu’ils disent qu’ils font. Quand ils sortent de la mission prescrite et qu’ils n’en font pas état, mais qu’ils disent ce que l’institution peut entendre. C’est dans cette tension et sa résolution que se joue aussi la professionnalité d’un·e praticien·ne.
Est-ce que les institutions en ont conscience?
Pas suffisamment puisqu’on remarque une tendance toujours plus forte vers cet idéal managérial issu d’orientations politiques néolibérales. On parle d’efficience, de chiffres et de résultats et c’est inquiétant par rapport au travail social. Ces indicateurs de performance mettent de côté tout le travail sensible, implicite et informel qui permet d’entrer en relation et de développer ensuite cette relation. Or, c’est bien là que se situe le cœur de métier du travail social. Les institutions devraient davantage défendre leurs professionnel·le·s et ce cœur de métier. Cet enjeu est très actuel et c’est là que se trouve la marge de manœuvre dont je parlais précédemment.
Pourquoi avoir choisi de focaliser votre attention sur l’accompagnement des jeunes souffrant de troubles psychiques?
Ces constats sur les embarras professionnels concernent effectivement toute la profession. Si je me suis focalisé sur cette population particulièrement, c’est qu’il existe une sorte de fossé, de discontinuité dans la prise en charge. Il y a le passage de la scolarité au monde du travail, de la pédopsychiatrie à la psychiatrie pour adultes, avec une sorte de vide institutionnel. Les professionnel·le·s du travail social jouent donc un rôle essentiel à ce moment-là. Ils doivent pallier ce vide et trouver des solutions qui, très souvent, dépassent le cadre de la mission prescrite. Le tout dans un contexte de très grandes incertitudes puisque ces jeunes sont en situation de vulnérabilité psychique et qu’on ne sait pas si cela va s’installer dans la durée ou si c’est juste passager, en lien avec cette transition vers le monde adulte.
Vos recherches portaient à la fois sur la Suisse et sur le Québec. Existe-t-il des différences notables?
Au Québec, on évoque la déresponsabilisation de l’état social et un report des responsabilités sur les organismes communautaires, qui manquent de reconnaissance et sont insuffisamment financés par les fonds publics. On constate alors un travail social à deux niveaux, avec d’importantes différences salariales entre les deux, selon qu’on soit employé·e·s par l’Etat ou par un de ces organismes. En Suisse, il existe également des institutions dont le fonctionnement n’est pas entièrement financé par la manne publique, mais il n’existe pas ces importantes différences salariales.
Quelles sont les conséquences de ces deux niveaux dans le travail social?
Une rotation du personnel beaucoup plus important dans le personnel d’accompagnement au Québec qu’en Suisse, même s’il existe aussi. Parmi les situations que j’ai été amené à considérer, un jeune Québécois avait rencontré plus de 50 interlocut·eurs·rices différents dans son cheminement. Quand on sait l’importance de trouver une stabilité et d’avoir des références, cela questionne.
Pourquoi vous être intéressé au Québec?
D’une part parce que j’y avais des contacts et que j’avais envie d’y aller. Mais aussi parce qu’en matière de politiques sociales, on garde une représentation idéalisée de ce qui s’y passe, notamment parce que les recherches dans le domaine des sciences sociales y sont foisonnantes.
Que reste-t-il de cette vision idéalisée après avoir côtoyé la réalité?
Si on s’intéresse aux politiques sociales, aux programmes tels qu’ils sont proposés, la Suisse n’a finalement rien à envier au Québec. L’accès aux soins en santé mentale, pour prendre un exemple, n’est pas évident et les jeunes doivent souvent patienter plusieurs mois pour pouvoir rencontrer un·e thérapeute. Quant aux problématiques et aux tendances soulevées dans ma thèse, elles se retrouvent dans nos deux pays, malgré des fonctionnements distincts.
Qu’est-ce que vous aimeriez transmettre comme message en conclusion?
Je termine ma thèse sur l’image de Protée, divinité marine capable à se fondre dans chaque nouveau décor et à se métamorphoser continuellement. Le travail social est sans arrêt en train de renégocier ses frontières. Il se nourrit des autres disciplines autant qu’il tente de se faire une place parmi elles. Son efficacité se joue dans ce caractère flottant, protéiforme. Ma conclusion tient donc en une question: la faiblesse théorique qu’on reproche au travail social ne constitue-t-elle pas finalement sa force pratique?
Le prix Vigener a été institué en 1908, à la suite d’un don réalisé par Joseph Vigener. Il récompense des travaux de doctorat se distinguant par leur excellence. Les facultés de l’Université de Fribourg remettent ces prix à l’occasion du Dies academicus.