Pierre Moscovici – «Non, ce n’était pas mieux avant»

Pierre Moscovici – «Non, ce n’était pas mieux avant»

Pierre Moscovici sera à Fribourg pour une conférence le lundi 27 novembre. Face aux multiples crises qui frappent l’Europe, comment se profile l’avenir? S’il jette un coup d’oeil en arrière avec la publication de ses mémoires, le Président de la cour des comptes en est convaincu: il faut se tourner vers l’avenir avec une volonté résolument positive.

Pierre Moscovici, en 2017 vous étiez l’invité d’honneur de notre traditionnelle Journée de l’Europe. Vous aviez alors affirmé que cette année représentait un «pivot pour l’Union». La situation a-t-elle pris la tournure que vous imaginiez?
J’étais alors un responsable politique, ce que je ne suis plus, et le «pivot pour l’Union» que j’évoquais en 2017 portait sur l’enjeu des élections, notamment en France et en Allemagne, et ma crainte de voir l’arrivée au pouvoir d’une extrême-droite populiste, anti-européenne et opposée aux valeurs humanistes qui fondent notre Union.

La montée du populisme constitue toujours une lame de fond en Europe. Nous pouvons certes nous réjouir de certaines éclaircies – je pense à la Pologne, à l’Espagne – mais le tableau européen demeure encore très incertain et les partis populistes ne voient pas leur audience décroitre, bien au contraire, comme l’atteste le résultat des élections aux Pays-Bas mercredi dernier.

Pour répondre désormais à votre question, les moments de rupture majeurs que nous connaissons depuis 2020 ont heureusement redéfini l’Union européenne autour d’un agenda ambitieux de réponses aux crises. Qu’elles soient sanitaire, géopolitique, énergétique ou économique, ces crises ont fait basculer l’Europe dans une nouvelle ère.

Les réponses européennes aux différentes crises qui frappent notre continent depuis 2020 m’ont rassuré sur la capacité que nous avons, en Européen·ne·s, à affirmer et défendre nos valeurs. Nous avons rompu le tabou de l’endettement commun européen avec le plan de relance Next Generation EU – cet ambitieux plan de relance européen de plus de 750 milliards d’euros destiné à financer la relance post-covid des Etats membres –, nous avons dévoilé notre vision commune sur les enjeux de sécurité et de défense avec la publication de la Boussole stratégique pour l’UE, et nous avons enfin accéléré notre politique environnementale, avec la mise en œuvre du Pacte vert pour l’Europe visant à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050.

La situation actuelle et les crises que nous traversons nous obligent. Je le disais déjà en 2017 mais je suis resté un Européen convaincu. A l’approche des élections du Parlement européen en 2024, la vigilance doit rester de mise pour combattre sans détours celles et ceux qui veulent affaiblir l’Europe.

Vous évoquiez également l’importance des enjeux de valeurs communes et de vivre ensemble. Les derniers événements géopolitiques semblent malheureusement marquer un retour en arrière. Peut-on encore y croire?
Je dirais que nous pouvons, mais même que nous devons toujours y croire. Je sais combien les derniers événements géopolitiques nous interrogent sur la trajectoire du monde mais – et je le dis tout particulièrement aux jeunes générations qui nous lisent – non, ce n’était pas mieux avant.

Avant, sans Union européenne, nous n’aurions pu offrir une aide européenne de plus de 53,3 milliards d’euros à l’Ukraine depuis 2022 en complément des aides des Etats membres. Avant, sans solidarité européenne, nous n’aurions pu proposer une aide de près de 200 milliards d’euros à l’Italie pour l’aider à atténuer les effets désastreux de la pandémie sur son économie.

Attention, je ne dis pas que tout ce que nous faisons est parfait, et encore moins suffisant: je trouve que l’Europe demeure parfois trop désunie notamment en matière de politique étrangère. Le pogrom du 7 octobre commis par le Hamas et la réponse militaire israélienne ont affiché nos limites européennes, et ce qui nous manque encore pour parler collectivement un langage géopolitique de puissance. Mais je ne me résoudrai jamais à devenir un porte-parole d’un déclinisme stérile, qui nourrit les clichés sur nos désaccords plutôt que mettre en avant nos réussites. Je pourrais mentionner encore des dizaines d’autres exemples qui me poussent à croire encore aux valeurs de solidarité et de vivre-ensemble qui ont guidé et continue de guider mon engagement public et européen depuis plus de vingt-cinq ans.

Face à ces nouvelles crises, vous êtes venu nous parler d’avenir. Alors, comment se porte l’Europe? Vers quoi avançons-nous?
L’horizon politique de l’Europe est incertain, tant le renforcement des discours populistes et la progression de l’extrême droite demeurent une réalité en 2023. Les économies européennes sont toujours et encore marquées par les effets de cette «polycrise» qui traverse notre continent, pour reprendre l’expression de mon ami et ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker.

Cependant, je sens en parallèle une volonté plus forte, partagée par un plus grand nombre de capitales européennes, de faire de l’Europe une Europe qui accepte d’être une puissance. Cette Europe plus démocratique, plus affirmée sur la scène internationale, plus résiliente et solidaire dans son économie, pourrait être l’avenir de l’Union européenne. J’espère que ce modèle saura être celui d’une majorité pro-européenne issue des élections européennes en 2024.

Cette translation d’une Europe généralement considérée sous le prisme économique à une Europe plus politique nous oblige à repenser la physionomie de l’Union européenne: les institutions européennes doivent mieux se préparer aux futurs élargissements de l’Union; les Etats membres doivent maintenir sur le temps long leur fermeté vis-à-vis de la Russie pour consolider la légitimité européenne sur la question ukrainienne; l’Union européenne doit renforcer et clarifier son rôle de protection auprès des citoyen·ne·s européen·ne·s, etc.

En bref, l’Europe avance, et je l’appelle de mes vœux, vers un modèle plus protecteur, plus dynamique et plus géopolitique.

Après un important parcours politique, vous devez aujourd’hui en tant que Premier président de la Cour des comptes garder un certain recul et poser un regard non partisan sur la situation. Comment gère-t-on un tel changement de posture? Par les temps qui courent, la politique ne vous «démange-t-elle» pas ?
En tant que Premier Président de la Cour des comptes, je me dois, je dois à l’institution et à la République d’être absolument objectif et rigoureusement non partisan. Cela ne me gêne en aucun cas; il y a un temps pour chaque chose, et le prisme avec lequel j’aborde aujourd’hui l’action publique est tout aussi, voire plus essentiel.

Le rôle des juridictions financières est en effet au fondement même de la démocratie et du bon fonctionnement de l’Etat de droit. Je rappelle que notre raison d’être est tirée de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen: «La société a le droit de demander à compte à tout agent public de son administration». Nos travaux – contrôles des comptes et de la gestion d’administrations et d’organismes publics, évaluations de politiques publiques, rapports obligatoires rendus annuellement au Parlement sur le budget de l’Etat et la situation des finances publiques et sociales – sont les garants de la bonne utilisation des deniers publics. C’est d’autant vrai que la totalité de nos rapports sont désormais publiés. Au-delà de ce rôle de vigie, nos publications sont aussi, je l’espère, des aides à la décision politique.

Par ailleurs, dès le début de mon mandat, j’ai initié un certain nombre de réformes qui, je vous l’assure, ne laissent pas le temps à la politique de me «démanger»! Le plan de réforme stratégique que j’ai souhaité intituler JF2025 (pour «juridictions financières 2025») représente une transformation en profondeur des juridictions financières, qui aura des effets de long terme sur l’attractivité, l’agilité et l’ouverture de la Cour. Une autre petite révolution a eu lieu avec la réforme de la responsabilité des gestionnaires publics.

Toute réforme d’ampleur nécessite des efforts de conception et de mise en œuvre, mais aussi de consolidation et d’ajustement éventuel. C’est à cette étape indispensable que nous nous attelons actuellement.

Emmanuel Macron vient de nous rendre une visite officielle. Que dit-elle des relations franco-suisses et Suisse-Europe ?
Je me réjouis sincèrement de cette politique de rapprochement, à laquelle j’ai eu la chance de participer comme ministre des Affaires européennes, comme ministre de l’Economie et des finances puis Commissaire européen, enfin comme élu dans un territoire frontalier, le Doubs. La relation franco-suisse est une relation incarnée avant tout par les Français et les Suisses, la Confédération accueillant la première communauté française à l’étranger et la France accueillant pour sa part la première communauté suisse à l’étranger. Je sais à quel point le peuple suisse, par la qualité de l’accueil réservé au président de la République Emmanuel Macron, attendait la relance de cette belle amitié franco-suisse ayant subi quelques à-coups par le passé. Je ne peux que former le vœu que cette dynamique positive soit pérenne.

L’ancien commissaire Européen que je suis s’est naturellement réjoui de l’annonce de la relance des discussions entre la Suisse et l’Union européenne. La densité des relations euro-suisses et la convergence naturelle de leurs vues sur un vaste spectre de sujets rendaient insoutenable le statu quo actuel. J’espère que nous pourrons parvenir à un accord bilatéral qui sera à même de consolider la place de partenaire privilégié de la Suisse auprès de l’Union européenne.

Vous venez de publier un livre de mémoires intitulé Nos meilleures années. Vous dites que vous en avez ressenti le besoin à la naissance de votre fils. Bien ancrer ses racines pour mieux déployer ses ailes, c’est important pour vous ?
J’ai dédié mon livre à mon fils, Joseph. J’ai effectivement ressenti le besoin d’écrire mes souvenirs à sa naissance. Ce besoin provient notamment, je le sais, de l’expérience vécue avec mon propre père Serge Moscovici.

J’en ai plus appris à travers les mémoires de mon père que durant n’importe quelle conversation avec lui, et je le regrette. Je suis le fils d’une mère qui a été cachée pendant la guerre par des Justes en Lozère, d’un père qui était dans un camp de travail en Roumanie. Mais mes parents avaient tû beaucoup de la violence, de l’antisémitisme, de l’insécurité et de la peur qu’ils avaient ressenti au cours de cette période.

Donc oui, je pense qu’il est essentiel d’ancrer ses racines, d’échanger, de partager ses souvenirs. Cela montre que face aux difficultés et à l’éventuel retour de la tragédie, il y a la révolte et le courage qui ont amené des personnes comme mon père à quitter son pays, à venir en France, parce que c’était un pays qui incarnait pour lui les Lumières, qui était un espoir, qui était un idéal universaliste. Cela montre aussi que la République, la France pour laquelle je me suis engagé politiquement, l’Europe aussi bien sûr, sont capables de surmonter les tensions internes et les crises qu’elles subissent.

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Author

Exerce d’abord sa plume sur des pages culturelles et pédagogiques, puis revient à l’Unifr où elle avait déjà obtenu son Master en lettres. Rédactrice en chef d’Alma & Georges, elle profite de ses heures de travail pour pratiquer trois de ses marottes: écrire, rencontrer des passionnés et partager leurs histoires.

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