Jeux de lettres #2 – Le pangramme

Jeux de lettres #2 – Le pangramme

«L’écriture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran», affirmait Winston Churchill. Dans la série Jeux de lettres, Thibaut Radomme et David Moos nous montrent qu’il ne suffit pas de jouer avec les mots, encore faut-il suivre les règles.

Le manuscrit conservé à Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds français 12475, – que mon collègue David Moos vous présentait dans un précédent billet – est décidément étonnant. Il regorge, en effet, de poèmes en l’honneur de la Vierge Marie, élaborés sur divers principes de jeux de lettres ou de mots. Dans ce très mince volume du XVe siècle (il ne compte que quatre feuillets!), on trouve non seulement le tautogramme Paradis plaisant, pacifique (soit, pour rappel, un poème dont tous les mots commencent par la même lettre), mais aussi un pangramme, c’est-à-dire un poème dont les initiales des mots comprennent toutes les lettres de l’alphabet, ici disposées dans l’ordre de l’abécédaire:

Louenge a Nostre Dame contenant XXIIII mots commenchant chascun mot par les XXIIII de l’a.b.c.
Louange à Notre-Dame contenant 24 mots commençant chacun par les 24 [lettres] de l’alphabet

Arbre Benoist, Celestïal,  |  Arbre Béni, Céleste,
Delitable Et Fructiferant,  | Délicieux Et Fertile (littér.: portant des fruits),
Glorïeux, Hault, Imperïal,  | Glorieux, Haut, Impérial,
Katholique, Luciferant,  | Catholique, Lumineux (littér.: portant la lumière),
Mierre Net, Odoriferant  | Myrrhe Nette, Odoriférante
Plus Que Rosïers Superable,  |Plus Que Rosier Supérieur,
Tendre Vierge Xpristiferant,  | Tendre Vierge Christique (littér. : portant le Christ),
Yris Zelee 7 9fortable.  |  Iris Zélé et confortable (littér.: réconfortant).

(Paris, BnF, fr. 12475, f. 3v)

Simple en apparence, l’exercice mérite un mot d’explication. L’alphabet médiéval ne compte que 23 lettres – soit nos 26 lettres modernes moins le J, le V et le W. En effet, le I de ire et le J de Jésus se confondent: on écrit indifféremment ire et Iesus, et ce n’est qu’au xvie siècle que des imprimeurs-typographes inventent le caractère J afin de distinguer commodément la consonne de la voyelle. Il en va de même pour le U de utile et le V de vérité: si l’on observe dans l’usage médiéval une tendance à écrire u en minuscule et V en majuscule, il s’agit d’une distinction purement graphique, et non phonologique (c’est-à-dire sans lien avec la distinction entre la voyelle et la consonne). Il faut attendre le XVIe siècle pour que l’on décide de clarifier les choses en attribuant au u la valeur de voyelle et au v celle de consonne.

Lettre bannie
Enfin, le W fait figure de paria: caractère résultant de la ligature (c’est-à-dire de la combinaison) de deux U/V, il est, d’après la légende, forgé par le roi Chilpéric Ier (525/534-584), roi des Francs, pour noter le son [w] d’origine germanique (comme dans le mot werra, ancêtre de notre mot guerre, ou dans le mot whisky). Il restera longtemps au ban de la langue française. Il faut attendre la septième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1878) pour que la lettre W ait les honneurs d’une notice dédiée: «Lettre consonne qui appartient à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord, et qu’on emploie en français pour écrire un certain nombre de mots empruntés aux langues de ces peuples, mais sans en faire une lettre de plus dans notre alphabet». Ce n’est que cinquante-sept ans plus tard, dans la huitième et dernière édition achevée du Dictionnaire (1935), que la «quarantaine» est levée: la restriction «mais sans en faire une lettre de plus dans notre alphabet» disparaît de la notice rédigée par les Immortels.


© gallica.bnf.fr

Langage chiffré
Si l’alphabet médiéval compte moins de lettres que notre alphabet moderne, il est suivi en revanche d’un nombre variable d’abréviations (ici, le 7 et le 9), héritées des notes tironiennes. Marcus Tullius Tiro, dit Tiron en français, esclave affranchi et secrétaire de l’orateur romain Cicéron au Ier siècle av. J.-C, passe pour l’inventeur de cette méthode tachygraphique, constituée d’un système de signes destinés à permettre l’écriture rapide. Fort d’un grand succès dans l’Antiquité, le système des notes tironiennes va s’enrichir d’une génération à l’autre de scribes et de copistes, jusqu’à compter 12’000 signes à l’époque carolingienne (IXe siècle). Le système va alors tomber en désuétude, et seules quelques notes parmi les plus communes vont subsister dans les pratiques graphiques du Moyen Age central: ainsi du 7, «sept tironien», et du 9, «neuf tironien», qui transcrivent respectivement la syllabe et et la syllabe cum (ainsi que toutes ses déclinaisons romanes : com, con, etc.). Dans l’exemple de notre pangramme, le 7 vaut pour la conjonction de coordination et, et le 9 représente la première syllabe de l’adjectif confortable, «qui apporte du réconfort».

La valeur sacrée des mots
Un mot encore sur l’amphigourique adjectif Xpristiferant, littéralement ferant (du latin ferre), «qui porte» et Xpristi, «le Christ»: «Tendre Vierge portant le Christ», en somme, une variante latine du prénom d’origine grecque Christophe. Xprist est une variante graphique du mot Christ inspirée du monogramme grec du Christ: le signe ☧ correspond en effet à la combinaison des lettres grecques X [chi] et P [rhô], les deux premières lettres du mot Χριστός, «Christ». Les lettres majuscules grecques ont donc été transposées dans l’alphabet latin et dans la langue vernaculaire pour écrire Xprist ou Xprestien, «chrétien». Inscrire le monogramme du Christ dans le nom qui sert à le désigner, c’est non seulement résoudre pour le poète lettriste l’épineuse question du X, mais c’est surtout reconnaître aux mots une valeur sacrée et un pouvoir miraculeux, directement inspirés de la tradition hébraïque d’interprétation onomastique et de vénération pour les noms de Dieu.

Le poète qui, quelque part dans le courant du XVe siècle, a composé cette Louenge a Nostre Dame pangrammatique n’est pas un «doux dingue» isolé, tant s’en faut. Il s’inscrit, au contraire, dans une période de l’histoire littéraire française marquée par l’essor remarquable des jeux de lettres et de mots sous la plume d’un groupe de poètes connus sous le nom de Grands Réthoriqueurs, qui ont travaillé, de 1450 à 1530 environ, dans les cours de Bourgogne, de France et de Bretagne. Le grand médiéviste suisse Paul Zumthor leur a d’ailleurs consacré une Anthologie des grands rhétoriqueurs en 1978. Mais, si l’on pouvait penser jusqu’à présent que la virtuosité des Grands Rhétoriqueurs avait surgi de nulle part au milieu du XVe siècle, comme une transposition spontanée de la poésie lettriste latine, les travaux du projet «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe-XVIe s.)», financé par le FNS et dirigé par Marion Uhlig, démontrent qu’il n’en est rien et que, dès le début du XIIIe siècle, une série de poètes s’attellent à élaborer en langue vernaculaire des poèmes abécédaires ou à composer des tours de force lettristes en l’honneur de la Vierge Marie. Ils entendent ainsi la couvrir de bouquets et de couronnes de mots, sûrs que l’hommage des lettres saura exprimer, mieux que leur langue mal dégrossie, le vibrant amour dont ils brûlent pour Notre-Dame.

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  • Image de une: Pieta sculptée au-dessus de la porte du monastère franciscain, Dubrovnik, Croatie, ©Getty

 

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Author

Docteur ès Lettres de l'Université Catholique de Louvain et de l'Université de Lausanne, chercheur postdoc FNS à l'Université de Fribourg dans le cadre du projet «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français», passionné de littérature médiévale, de gastronomie et de cinéma d'horreur.

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