La Cour européenne des droits de l’Homme a-t-elle un avenir?
Staenderat Dick Marty FDP/TI. ©Philipp Zinniker

La Cour européenne des droits de l’Homme a-t-elle un avenir?

Depuis quelques années, des voix s’élèvent dans plusieurs pays européens contre les «ingérences» de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) dans les affaires nationales. En Suisse, l’UDC a lancé une initiative intitulée «Le droit suisse au lieu des juges étrangers». Pour Dick Marty, ancien membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et invité de l’Unifr à l’occasion de la Journée de l’Europe 2016, les critiques sont injustifiées.

Comment expliquez-vous que de plus en plus de personnes contestent les juges de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH)?
Lorsque j’étais au Ministère public, j’entendais les juges de première instance pester contre le Tribunal cantonal. De leur côté, les magistrats de ce dernier manifestaient souvent leur incompréhension à l’égard du TF. En politique c’est un peu la même chose entre communes, cantons et Confédération. C’est finalement dans la nature des choses: on se sent un peu touché dans son propre orgueil lorsqu’une instance supérieure nous rappelle à l’ordre. Cela vaut aussi à l’égard de la Cour de Strasbourg. En fait, il convient de rappeler que l’énorme majorité des recours à la CEDH est soit déclarée irrecevable, soit rejetée. Si on considère les quelques condamnations de notre pays, il faut bien convenir que, dans ces cas, il y avait presque toujours effectivement matière à critique. Des juges étrangers? Cela n’est à mon avis qu’un slogan, faute d’arguments plus sérieux. Est-ce que pour un justiciable fribourgeois un juge appenzellois ou schwytzois du TF est vraiment moins étranger qu’un juge de la Cour de Strasbourg? D’autre part, la Suisse a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme, qui règle l’élection et les compétences de la Cour de Strasbourg. Cela fait donc partie du droit suisse et, par conséquent, il est tout à fait faux de parler de juges étrangers lorsqu’on se réfère à la CEDH.

Dans le cas de la Suisse, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme prive-t-elle vraiment les citoyens suisses de leurs droits démocratiques? Est-ce qu’il y a eu des cas litigieux?
Franchement je ne vois pas en quoi nos droits démocratiques seraient affectés par la CEDH. Ce que je constate, c’est que les juges de Strasbourg jouissent d’un statut d’indépendance bien plus solide que celui des juges suisses. J’ai siégé dans les deux commissions, à Berne et à Strasbourg, chargées d’examiner les candidatures pour les postes de juges aux tribunaux fédéraux, respectivement à la CEDH, et de formuler les propositions à l’attention des organes d’élection (Assemblée fédérale, respectivement Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe). Jamais on n’a considéré, ni même évoqué, l’appartenance politique des candidats à la CEDH. Seules les qualités professionnelles et humaines ont été prises en considération. Pour les juges suisses, il y a, en fait, un système très rigide de quotas d’appartenance politique; un candidat qui ne déclare pas son appartenance à un parti politique (ce qui implique par la suite le payement de taxes annuelles à son parti!) et qui n’entre pas dans la clef de répartition politique du moment a d’infimes chances d’être élu. En outre, sauf à Fribourg, les juges suisses sont soumis à une réélection périodique, ce qui implique nécessairement une atteinte au principe de l’indépendance. Je rappelle que l’indépendance du magistrat est constituée de deux aspects indissociables: l’indépendance de jugement intrinsèque du juge et le fait d’apparaître indépendant aux yeux du justiciable. La démocratie se fonde aussi sur le respect strict de la séparation des pouvoirs. En ce sens, Strasbourg n’affecte pas nos droits démocratiques, mais elle les renforce. Non, le peuple n’a pas toujours raison, ni les juges d’ailleurs. Pour toute démocratie, il importe donc qu’il y ait un système d’équilibre et de contrôle entre les différents pouvoirs, selon le principe «check-and-balance».

Fondamentalement, la CEDH contribue-t-elle au bien des citoyens? A-t-elle fait avancer des causes? Si oui, pouvez-vous citer quelques exemples?
Un exemple pratique qui peut tous nous concerner? La législation fiscale suisse prévoyait que les personnes qui héritaient d’un patrimoine non déclaré devaient non seulement payer les impôts arriérés (ce qui est tout à fait normal), mais également s’acquitter d’une amende, ce qui était franchement scandaleux. Il ne faut pas être juriste pour comprendre qu’une amende sanctionne une faute et que dans le cas d’espèce l’héritier n’avait commis aucun écart, celui-ci ayant été commis par le défunt. Et bien, malgré cette évidence, le TF s’est borné à dire que la loi fédérale avait établi ce principe et qu’on ne pouvait donc pas s’en écarter, l’examen de la constitutionnalité des lois fédérales n’entrant pas dans ses compétences. Il a fallu la CEDH pour rappeler le législateur suisse à ses fondamentaux. Dans l’intérêt de tous les contribuables suisses! Rappelons enfin que l’unification des procédures pénales et civiles, différentes dans les 26 cantons, a été politiquement rendue possible seulement grâce à l’unification de fait (combien salutaire!) réalisée par la jurisprudence de Strasbourg.

Quel est l’avenir de la CEDH, compte tenu du fait qu’elle est de plus en plus contestée?
En réalité, la CEDH a toujours fait l’objet de critiques (il en est périodiquement de même aussi pour le TF!). Je rappelle qu’en 1988 le Conseil des Etats avait failli adopter un postulat demandant au Conseil fédéral d’envisager aussi une dénonciation provisionnelle de la Convention européenne des droits de l’Homme et de prendre les mesures nécessaires pour garantir notre souveraineté. Le débat avait été fort émotionnel et faisait suite au célèbre arrêt Belilos. Si on relit aujourd’hui ce jugement, on ne peut que donner pleinement raison à la CEDH. Je pense qu’il est surtout nécessaire de mieux faire connaître la CEDH aux citoyens, de leur faire comprendre que c’est un important garde-fou contre les abus de pouvoir et les violations des droits fondamentaux de l’individu. Cela est d’autant plus nécessaire que notre pays n’a pas de cour constitutionnelle. D’autre part, la jurisprudence de Strasbourg a contribué et contribue à la formation d’un patrimoine de valeurs communes sur tout le continent européen et est ainsi un important facteur de paix. Pour quelles raisons devrions-nous renoncer à un tel instrument de progrès?

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Dans le cadre de la Journée de l’Europe de l’Université de Fribourg, Dick Marty participera à la table ronde «La CEDH et la démocratie», le 27 avril 2016, de 13h15 à 16h45. Salle E140, Bd de Pérolles 90, PER21.

 

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The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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