Dossier
Malaria, la drôle de danse
Endémique en certaines régions, le paludisme prospère dans le sang des hôtes infectés. Se joue alors une valse complexe entre parasites et système immunitaire, une interaction millénaire qu’étudient le chercheur Pierre-Yves Mantel et ses collègues.
C’est l’un des plus vieux ennemis de l’humain. On croyait jadis le paludisme, cette «fièvre des marais», transmis par le mauvais air des régions marécageuses. D’où son autre nom de malaria («mauvais air» en italien). En fait, ces miasmes charriaient surtout des nuées de moustiques anophèles, les véritables vecteurs de cette maladie potentiellement mortelle. Une découverte qui valut à Ronald Ross le prix Nobel de médecine en 1902.
A la même période, Alphonse Laveran met au jour le parasite responsable de la maladie (Plasmodium) entre autres recherches que ce médecin français menait sur le rôle des protozoaires comme agents de maladies. Lui aussi se verra gratifié du Nobel (1907) pour ses travaux. Si l’on en sait aujourd’hui davantage sur la maladie, son histoire, en revanche, semble aussi vieille que celle de l’espèce humaine.
Un article publié dans Science (2003) suggère que le parasite Plasmodium falciparum, l’espèce responsable des infections les plus graves, aurait accompagné les premières migrations humaines durant le Pléistocène. «Cette longue évolution est fascinante. Le parasite s’est développé en fonction du système immunitaire de son hôte. Il s’est adapté à l’humain et l’humain s’est adapté à lui. Nous avons donc beaucoup à apprendre de cette interaction.»
Un signal pour le parasite
Lecteur au sein de la Section de médecine de l’Université de Fribourg et chercheur au CK-CARE à Davos, Pierre-Yves Mantel s’intéresse au paludisme depuis une vingtaine d’années. Après un doctorat à l’Université de Zurich, il part pour un post-doc à la Harvard School of Public Health à Boston. Là, il s’intéresse au développement du parasite dans le sang. Il étudie les vésicules extracellulaires, de petites structures membranaires, que relâche le parasite. «Ces vésicules permettraient la différenciation du parasite en gamétocytes, des cellules sexuées.»
En infectant un hôte, le moustique repartirait avec ces fameux gamétocytes dans ses valises, ce qui permettrait la transmission du parasite d’un humain à l’autre. «En fait, seul un petit nombre de parasites se différencient en gamétocytes. La plus grande partie se développe dans une phase asexuée. Les vésicules émettent probablement un signal au parasite pour qu’il se transforme en gamétocytes. Comme s’ils le poussaient à quitter son habitat temporaire», continue le chercheur.
Pierre-Yves Mantel et ses collègues soutiennent l’idée selon laquelle le parasite se trouverait mis sous pression par une réponse forte du système immunitaire ou par une présence importante de parasites dans le sang. Un stress qui aurait pour conséquence d’augmenter la sécrétion de vésicules, conduisant le parasite à opérer cette différenciation cellulaire. La recombinaison de Plasmodium surviendrait ensuite dans le cycle interne au moustique.
Le parasite se camoufle
Pour comprendre la relation complexe qui se joue entre le parasite et la réponse immunitaire, il faut prendre un peu de recul et revenir au cadre plus large du processus infectieux. Une fois la maladie transmise par le moustique, les parasites se répandent dans le sang et vont vers le foie. Débute alors une phase asymptomatique, dite hépatique, qui dure entre 10 et 15 jours. Ensuite, les parasites se multiplient massivement. Les cellules du foie libèrent ces indésirables qui infectent les cellules du sang. C’est la phase sanguine.
«Pour vous donner une idée, à partir d’une dizaine, voire d’une centaine de parasites injectés par le moustique, on en trouve entre 50 000 et 200 000 dans les cellules sanguines au terme de la phase hépatique», relève Pierre-Yves Mantel. L’un des problèmes que rencontre notre organisme pour lutter contre la maladie, c’est qu’un type de molécules jouant un rôle crucial dans la réponse immunitaire (les molécules CMH de classe I et II) n’est pas présent à la surface des globules rouges. Or, ce sont eux qu’infecte le parasite.
«Ce sont les seules cellules du corps qui n’expriment pas ces molécules. Plasmodium peut ainsi se développer en passant sous le radar de notre système de défense.» Durant cette phase sanguine, les parasites libèrent des produits potentiellement pro-inflammatoires. Il s’agit ainsi de trouver une balance entre d’une part combattre le parasite et de l’autre le tolérer. «Une inflammation trop forte causerait beaucoup de dommages à l’hôte. Il faut donc maintenir la quantité de parasites à un niveau acceptable», précise-t-il.
Le chercheur insiste: «la réponse immunitaire au parasite est extrêmement complexe et reste en partie incomprise». Il cite un ami chercheur sénégalais, qui a constaté que des enfants de son pays, malgré une infection de plus de 50 % de leurs globules rouges, jouaient toujours au foot en ressentant à peine les effets de la maladie. Alors que, pour une personne étrangère à ces régions, les conséquences sur la santé seraient sans doute plus inquiétantes.
Question de balance
Afin de mieux comprendre cette réponse immunitaire, Pierre-Yves Mantel et ses collègues Bibin Subramanian, Klara Eriksson et Michael Walch mènent des recherches sur Plasmodium falciparum, espèce qui, parmi les cinq répertoriées, se cultive facilement in vitro. Ils s’intéressent à l’interaction de l’immunité avec les vésicules extracellulaires que relâchent les parasites. «Ces vésicules contiennent des éléments qui stimulent et à la fois suppriment le système immunitaire.» Au cœur de leur recherche: la relation entre ces vésicules et les neutrophiles, des globules blancs au rôle protecteur en cas d’infection au paludisme.
«Des études démontrent qu’une infection avec le paludisme rend ces neutrophiles défectueux», explique Pierre-Yves Mantel. «D’un côté, cela constitue un problème pour l’hôte humain, car c’est une défaillance pour combattre le parasite. Mais de l’autre, cela limite aussi les dégâts sur la personne infectée. A nouveau, c’est une question de balance. On pense que ces vésicules sont bénéfiques pour les parasites, mais aussi pour le système immunitaire.»
Ces vésicules transporteraient tout un matériel biologique, dont des microARN, de petites molécules capables de modifier l’expression des gènes de l’hôte, contribuant ainsi à la progression de l’infection. En poursuivant leurs recherches sur des souris transgéniques, soit des rongeurs modifiés de telle sorte qu’ils n’expriment pas ce microARN, les chercheurs·euses ont remarqué que son absence renforçait leur résistance à l’infection. «Les souris se débarrassent plus vite du parasite, preuve que ce microARN agit comme un frein. Il ralentit le système immunitaire, lui évitant ainsi une réponse trop forte.
Risques de surinfection
Mais cela va plus loin. Pierre-Yves Mantel explique: «Au-delà de la réponse immunitaire à proprement parler, il faut garder à l’esprit qu’une tolérance métabolique plus globale se met en place. Elle résulte de l’interaction complexe de nombreux facteurs individuels, tels que la vascularisation des tissus, le statut en fer, ou encore le métabolisme énergétique. La capacité à limiter les dommages causés par le parasite dépend donc de l’efficacité du système immunitaire et des paramètres physiologiques propres à chaque individu.»
Ce que les chercheurs·euses observent, c’est que cette tolérance métabolique relative à une infection au paludisme fragilise la résistance de la personne atteinte face à une autre maladie potentielle. «Par exemple, une infection bactériologique non mortelle en général peut soudainement devenir létale, parce qu’il y a une adaptation au parasite de la malaria. C’est le cas des infections à la Salmonella en Afrique», fait remarquer le spécialiste.
Le problème, c’est que ces surinfections peuvent conduire à une sous-estimation du nombre de décès dus à la malaria. «Nous avons eu la même difficulté avec les décès liés au covid. Ce n’était pas forcément très clair. Est-ce le covid qui tue? Ou est-ce que ce dernier permet ou accélère le développement de maladies qui causent des décès?»
Une maladie de premier plan
Au-delà de ces considérations, le paludisme demeure une maladie mondiale de premier plan. En 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) répertoriait 263 millions de cas, dont 597’000 ont conduit à des décès. La malaria menace particulièrement les enfants. Toujours selon l’OMS, le 76% des décès survenus en 2023 à la suite d’une infection concernait des enfants de moins de 5 ans.
S’intéresser à la malaria, chercher à comprendre l’interaction du parasite avec notre organisme, relève également de la démarche humanitaire pour Pierre-Yves Mantel. «C’est un domaine négligé, mais qui concerne une grande partie de la population. Et il faut aussi songer à une application plus large, car ces mécanismes d’immunostimulation et d’immunosuppression que nous explorons dans le cas du paludisme pourraient permettre de mieux comprendre d’autres maladies, comme le cancer.»
Notre expert Pierre-Yves Mantel est lecteur à la Section Médecine à l’Université de Fribourg et chercheur au CK-CARE à Davos. Il est spécialisé en maladies infectieuses et immunologie.
pierre-yves.mantel@unifr.ch