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Les globules rouges livrent leurs secrets
Le corps peut produire trop de globules rouges, ou pas assez. David Hoogewijs décrypte les raisons de ces dérèglements. Il a aussi découvert des nouvelles globines, ces molécules responsables du transport et du stockage de l’oxygène dans le corps.
Les athlètes le savent bien: avoir plus de globules rouges augmente l’apport d’oxygène aux muscles et améliore ainsi les performances physiques. De quoi opter pour des séjours préparatoires en altitude: l’oxygène raréfié stimule la sécrétion de l’hormone EPO, qui active la production de globules rouges. On peut également dormir dans des tentes spéciales simulant ces conditions. Les moins honnêtes se laisseront tenter par l’injection d’EPO, ou par une auto-transfusion de son propre sang concentré.
Le trop est l’ennemi du bien
L’EPO de synthèse est produite généralement à l’aide de cellules de hamster. Elle aide les gens souffrant d’un manque de globules rouges dans des cas d’anémie suite à une maladie des reins ou à une chimiothérapie. Mais l’inverse – un surplus de ces cellules sanguines – constitue également un problème médical. «L’érythrocytose est une condition très rare, mais incapacitante, explique David Hoogewijs, professeur à la Section de médecine. Le sang est moins fluide, ce qui augmente les risques de caillots sanguins. Les gens souffrent notamment de fatigue, de maux de tête et de douleurs articulaires.» Le traitement principal est la prise du sang ou phlébotomie, la version moderne de la saignée pratiquée au Moyen Age à l’aide de ventouses et de sangsues.
En 2012, David Hoogewijs apprend qu’une concentration trop élevée de globules rouges affecte plusieurs membres de la même famille, le signe d’une origine génétique. Ses analyses identifient des mutations affectant la protéine PHD2, qui joue un rôle central dans la régulation de l’EPO dans le corps. Normalement, PHD2 agit comme un interrupteur lié au taux d’oxygène dans le sang. En situation normale, elle réagit avec l’oxygène pour dégrader une autre protéine, HIF-2. Elle l’empêche ainsi d’enclencher la sécrétion d’EPO et ainsi la production de globules rouges. Lorsque l’oxygène est en faible concentration, PHD2 ne peut plus agir sur HIF-2, qui déclenche alors la formation d’EPO. Or, la mutation détectée synthétise une molécule de PHD2 déficiente et incapable de dégrader HIF-2 lorsque le taux d’oxygène est normal. Conséquence: l’EPO est constamment produite et les cellules sanguines s’accumulent de manière pathologique.
Eviter les saignées
Le décryptage de tels mécanismes est essentiel pour comprendre comment le corps régule le taux d’oxygène dans le sang et s’adapte à des conditions changeantes. Mais pas seulement: «Ces avancées ouvrent de nouvelles pistes thérapeutiques pour les gens affectés par un système déréglé», poursuit le chercheur d’origine belge. C’est un premier pas pour imaginer un jour se passer de saignées, un traitement lourd à mettre en œuvre. Depuis 2018, des personnes souffrant d’anémie (le cas inverse) peuvent prendre des médicaments ciblant la protéine PHD2 afin de stimuler la production d’EPO et de globules rouges.
L’équipe de David Hoogewijs mélange plusieurs méthodes de recherches. Elle identifie des personnes dont le corps ne contrôle plus correctement la quantité de globules rouges. Elle compare ensuite leur ADN avec des bases de données pour identifier des mutations. Elle étudie également ces mécanismes in vitro, par exemple avec la luciférase, une enzyme qui produit de la lumière. Elle permet de quantifier l’effet de promoteurs et d’amplificateurs, des séquences d’ADN particulières qui modulent l’expression des gènes et la synthèse de protéines telles que l’EPO, PHD2 et HIF-2.
Les trésors de l’ADN poubelle
Ces approches lui ont permis de faire une découverte remarquée en 2014. Il identifie alors un amplificateur de la production d’EPO qui est situé relativement loin de la séquence génétique de l’hormone, ce qui est assez rare – ils sont normalement proches du gène qu’ils modulent. Son équipe l’a trouvé en passant au crible l’ADN «poubelle», des régions de l’ADN qui n’encodent pas de protéine et dont le rôle est inconnu. Il peut s’agir soit de restes de gènes devenus caducs, soit au contraire de séquences importantes qui contrôlent l’expression de protéines.
En comparant des séquences chez l’humain et une trentaine d’espèces animales, l’équipe a observé des éléments invariants se trouvant dans toutes ces espèces. «Ce fut pour moi un signe que ces régions sont importantes – sinon elles auraient probablement muté en différentes variations», explique le chercheur. Des tests menés avec la luciférase montrent qu’elles augmentent en effet la production d’EPO.
Cette découverte en promet d’autres en agrandissant le champ d’investigation des scientifiques, qui peuvent dès lors chercher d’autres séquences ou protéines interagissant avec le nouvel amplificateur. Un petit trésor trouvé dans cet ADN poubelle qui, décidément, porte mal son nom.
Six familles, trois mutations
David Hoogewijs fait une autre découverte en 2022: il identifie plusieurs mutations du gène encodant HIF-2. Elles rendent la protéine insensible à la dégradation liée à l’action combinée de PHD2 et d’oxygène. A nouveau, le mécanisme de régulation de l’EPO est cassé, menant à un taux de globules rouges trop élevé. Rebelote en 2025 dans une étude faite avec une cinquantaine de collègues en France: il étudie six familles affectées par l’érythrocytose et découvre trois nouvelles altérations de l’ADN. Celles-ci se trouvent sur le gène encodant l’EPO elle-même.
«Cela nous a surpris, car les mutations sont le plus souvent délétères, explique le chercheur. Une EPO déficiente devrait mener à une concentration réduite – et pas accrue – de globules rouges. Mais c’est le contraire qui se passe dans ces familles.» Ces trois mutations augmentent en effet l’activité de la protéine EPO – ce qu’on appelle un gain de fonction. La première stimule la production d’EPO, alors que les deux autres rendent moins efficaces les mécanismes qui la freinent.
Ces gains de fonctions sont liés à un autre point. Après la naissance, l’EPO est produite uniquement dans les reins. Un fœtus la synthétise par contre principalement dans le foie, et de manière plus abondante afin de satisfaire à un besoin plus important en oxygène. Les trois mutations détectées dans les six familles synthétisent une EPO ressemblant à celle du foie, ce qui explique sa production plus soutenue.
Et voici l’androglobine
Le chercheur de l’Université de Fribourg a également découvert de nouvelles sortes de globines, des protéines capables de piéger et transporter des molécules de gaz telles que l’oxygène, le monoxyde d’azote, le CO et le CO2. En plus de l’hémoglobine trouvée dans les globules rouges, on connaît la myoglobine (qui emmagasine l’oxygène dans les muscles) ou encore les neuroglobines (qui le diffusent dans les nerfs, pensent les scientifiques).
En 2012, il identifie une nouvelle globine, produite exclusivement dans les testicules, qu’il baptise androglobine. Ses travaux l’amènent à une observation en 2022: les souris qui ne la produisent pas sont infertiles. La raison: leurs spermatozoïdes ne développent pas la queue nécessaire pour nager jusqu’à l’ovule. Ses travaux ultérieurs montrent que l’androglobine se trouve dans toutes les cellules possédant un flagelle – comme les spermatozoïdes – ou des cils motiles mettant des fluides en mouvement, comme dans la trachée ou les trompes de Fallope. La fonction précise de la molécule reste non résolue; elle ne semble en tout cas pas impliquée dans le transport ou le stockage d’oxygène.
Cette découverte constitue une pièce supplémentaire – et probablement pas la dernière – du puzzle complexe qu’est la physiologie de l’oxygène. Des mécanismes complexes qui permettent aux 600 millions d’inspirations que nous prenons dans une vie d’amener l’oxygène si précieux là où notre corps en a besoin – et au sperme de contribuer à la création d’un nouvel être.
Comment le corps transporte l’oxygène
L’hémoglobine contenue dans les globules rouges fixe l’oxygène disponible dans les poumons et le transporte à travers tout le corps. Ils reviennent
ensuite chargés de dioxyde de carbone. L’érythropoïétine (EPO) contrôle la production de globules rouges à partir de cellules souches présentes dans la moelle osseuse. Le taux d’oxygène régule la production d’EPO dans les reins et le foie grâce aux protéines HIF-2 et PHD2.
L’anémie – la capacité limitée du sang à transporter l’oxygène – peut être due à une faible concentration des globules rouge ou à une quantité réduite d’hémoglobine dans ces derniers. Elle provoque fatigue, essoufflement ou encore vertiges. L’érythrocytose est une concentration trop élevée de globules rouges, et s’accompagne de douleurs articulaires, de migraines et de risques de caillots sanguins.
Notre expert David Hoogewijs est professeur à la Section de médecine depuis 2016 et spécialiste dans la physiologie des globules rouges. Il a fait son doctorat à l’Université de Ghent en Belgique et travaillé comme maître-assistant à l’Université de Zurich et comme professeur assistant à l’Université de Duisburg-Essen avant de rejoindre celle de Fribourg. Il est vice-président de l’Association suisse de physiologie depuis 2024.
david.hoogewijs@unifr.ch