Fokus
Du jardin au laboratoire
Pour ses 90 ans, le Jardin botanique de l’Université de Fribourg s’offre une cure de jouvence. Et en profite pour rappeler qu’avant la montée en puissance de la pharma de synthèse, la connaissance des plantes figurait au cœur des études de médecine.
Jacques Sciboz en a vu d’autres. Ce ne sont pas quelques gouttes de pluie qui vont l’empêcher de sortir mettre ses mains dans la terre. Le jardinier relève la capuche de sa veste Gore-Tex et s’engage d’un pas dynamique dans l’allée de graviers flanquée d’une végétation luxuriante. En ce lundi printanier humide, les espèces qui peuplent le secteur du Jardin botanique de l’Université de Fribourg consacré aux plantes médicinales semblent faire un pied de nez vert pétant au ciel tristement gris.
Jacques Sciboz s’agenouille près d’une plante élancée et touffue. Pour quelques jours encore, le temps que ses fleurs jaunes si caractéristiques éclosent, le millepertuis restera incognito. «Les Grecs anciens utilisaient déjà cette plante pour lutter contre la mélancolie», explique celui qui travaille depuis plus de 30 ans au Jardin botanique de l’Université de Fribourg. Actuellement, l’Hypericum, dont les fleurs ont la particularité de produire une huile d’un rouge intense, continue à être apprécié pour ses vertus cicatrisantes et apaisantes, ainsi que pour ses effets positifs sur le moral.
A l’image du millepertuis, quelque 200 autres plantes médicinales remplissent les platebandes de ce secteur du Jardin botanique dont Jacques Sciboz est le responsable. De la menthe à la mélisse en passant par la réglisse, le ginkgo, la molène ou la digitale, les espèces présentées offrent depuis bientôt 90 ans un généreux aperçu de la variété des principes actifs qu’elles contiennent. Une variété reflétant le large éventail des maux que ces plantes peuvent contribuer à soigner: troubles de l’appareil locomoteur, du sommeil, de la digestion, de la reproduction, de la vessie, de la respiration, etc.
Au contact direct des plantes
Dans ce royaume végétal qu’il semble connaître comme la poche de son robuste pantalon de travail, Jacques Sciboz est un souverain étonnamment discret. Plutôt que de faire de longues théories sur «ses» plantes, il préfère les arroser, humer leur parfum, admirer leur croissance et, qui sait, peut-être aussi leur parler dès que les visiteuses et visiteurs du Jardin botanique ont tourné les talons?
«J’ai eu la chance de grandir au contact des plantes médicinales, rapporte le jardinier. Non seulement mes parents en cultivaient dans leur jardin, mais ils m’emmenaient cueillir des plantes sauvages telles que la mauve, le tussilage ou l’alchémille. Ils me parlaient aussi souvent des usages des plantes et des connaissances qu’en avaient leurs ancêtres.» De cette exposition précoce au monde végétal – et à ses propriétés thérapeutiques – a découlé une véritable passion pour l’environnement naturel. «Cela dit, être employé dans une entreprise de jardinage-paysagisme ne serait pas pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est d’être au contact des plantes dans leur forme la plus simple et authentique. Et aussi de participer activement à la récolte du savoir sur ces plantes, ainsi qu’à sa transmission.»
«Jacques est un bel exemple de l’importance que jouent les professions non-académiques au sein de l’Université de Fribourg, commente Annick Monod, la responsable du Pôle public du Jardin botanique. Prenez nos jardiniers: ils ont des connaissances et un savoir-faire impressionnants, qu’ils mettent au service de la science.» Selon elle, il faut éviter de tomber dans le piège consistant à opposer la recherche et le terrain, le microscope et la terre.
Dans le cas du Jardin botanique et de l’Unifr, c’est d’autant plus vrai que l’existence même du premier est intimement liée aux besoins de la deuxième. «Peu de gens le savent: c’est la nécessité de disposer de plantes médicinales pour les cours universitaires de médecine et de pharmacie qui a motivé la création de cette structure.» Annick Monod poursuit: «Dès la naissance de l’Institut de botanique de l’Unifr au seuil du XXe siècle, l’idée d’un jardin a été évoquée. Mais c’est en 1935, avec l’introduction d’un nouveau règlement sur les études en médecine et en pharmacie – qui imposait des exercices pratiques sur les plantes médicinales et vénéneuses – que le projet vraiment s’est concrétisé.»
Fermé au public à ses débuts
L’établissement est inauguré en 1937. Parmi les premiers secteurs figurent, aux côtés de celui dédié aux plantes médicinales, un alpinum (ou jardin alpin), un secteur systématique (dans lequel les plantes sont présentées par famille), ainsi qu’un secteur des plantes utiles. «Jusqu’en 1948, le Jardin botanique était fermé au public: plantes et herbiers étaient réservés à l’enseignement universitaire», précise la collaboratrice. Cette fonction initiale s’est estompée au fil du temps – et de la montée en puissance de l’utilisation de molécules de synthèse dans la pharmacopée – jusqu’à disparaître complètement.
«Le lien direct entre l’Unifr et le secteur médicinal du Jardin transparaît cependant encore dans la présentation des plantes, très académique.» Pour fêter son 90e anniversaire en 2027, le Jardin botanique a justement décidé de s’offrir une cure de jouvence. Exit les étiquettes axées sur les principes actifs des plantes, «qui ne sont compréhensibles que pour un public spécialisé». A la place, des écriteaux centrés sur l’humain tenteront de répondre à la question suivante: quelles affections cette plante peut-elle soulager?
«Nous en avons profité pour actualiser la liste des plantes. Les 170 espèces retenues seront réparties en 9 chapitres, en fonction de leur usage.» Parallèlement, les responsables du Jardin botanique ont décidé de rendre au secteur médicinal son importance originelle. «Il va être déplacé le long de l’allée centrale, à l’emplacement de l’ancienne roseraie, d’une surface de 400 m2.»
Echanger plutôt qu’opposer
Au lieu d’une approche académique, c’est donc une approche pédagogique qui est désormais privilégiée. «Cette évolution vise, d’une part, à mieux coller aux besoins et aux attentes du grand public, souligne Annick Monod. Nous souhaitons notamment encourager les gens à devenir actrices et acteurs de leur propre santé. Or, pour cela, pas besoin de leur servir un cours approfondi de botanique. Si l’on parvient à susciter l’émerveillement pour le monde végétal, un grand pas est déjà franchi.»
D’autre part, le nouveau concept du jardin médicinal vise à ouvrir la porte à un échange des connaissances «plutôt qu’à les opposer»: connaissances ancestrales et du terrain versus connaissances académiques, connaissances de la pharma de synthèse versus connaissances de la phytopharma, etc. La responsable du Pôle public note que cette approche s’inscrit dans la ligne de la médecine intégrative, «qui vise à combiner le meilleur de la médecine académique et de la médecine dite alternative». En ce sens, «nous sommes en adéquation avec la philosophie de l’Institut de médecine de famille de l’Unifr».
Le défi de la résistance aux antibiotiques
Soucieux d’offrir aux visiteuses et visiteurs de tous horizons un contenu didactique et une mise en scène correspondant à leurs attentes et besoins, le Jardin botanique s’est assuré l’appui de partenaires externes, dont le droguiste Emanuel Roggen. L’Institut de médecine de famille (IMF) en est un autre; il a été chargé du lectorat scientifique des nouvelles étiquettes du secteur dédié aux plantes médicinales. Vice-directeur de l’IMF et en cours de formation à la phytothérapie, Olivier Pasche indique avoir été «agréablement surpris» en apprenant que le Jardin botanique avait à l’origine été conçu pour fournir des plantes médicinales aux étudiantes et étudiants de l’Unifr. «Il serait très intéressant de réactiver ce lien!»
Le maître d’enseignement et de recherche commente qu’actuellement, la majorité des cursus universitaires en médecine sont axés sur le paradigme de la pharmacie de synthèse. «Le cas échéant, c’est généralement plus tard, une fois diplômé·e·s, que les praticien·ne·s s’intéressent aux possibilités offertes par les plantes médicinales.» Selon les observations d’Olivier Pasche, la médecine de famille est en train de s’ouvrir plus rapidement que d’autres aux approches alternatives ou complémentaires. Cet engouement concerne également la relève: la semaine optionnelle organisée chaque année à Bellegarde par l’IMF, qui permet aux étudiantes et étudiants de se familiariser avec une prise en charge intégrative - par exemple en s’initiant au Taiji ou à la pharmaco-botanique – «tourne à guichet fermé».
Il faut dire qu’à une époque où la résistance aux antibiotiques inquiète et que l’impact environnemental de l’industrie pharmaceutique soulève les critiques, «les plantes offrent dans certains cas des alternatives bienvenues», selon le médecin de famille. Il cite notamment certaines infections urinaires ou des voies aériennes. Pour ce qui est des plantes prometteuses, Olivier Pasche évoque par exemple le géranium du cap, la petite centaurée, la livèche et la capucine. «Mais pas dans tous les cas, nuance-t-il. Le recours à la pharma de synthèse demeure nécessaire pour traiter de nombreuses pathologies graves, notamment oncologiques. Les plantes médicinales peuvent néanmoins s’avérer efficaces en complément, pour lutter contre les effets secondaires.»
Les plantes, c’est la vie
Jacques Sciboz en est lui aussi convaincu: une médecine réellement efficace est celle qui repose aussi bien sur les progrès de la recherche scientifique et académique que sur les savoirs botaniques ancestraux transmis depuis des millénaires. «Mais encore faut-il que cette transmission se fasse, fait-il remarquer. Dans la vie de nombreuses personnes, la nature n’occupe qu’une maigre place et les interactions avec elle diminuent drastiquement.» Par conséquent, elles se sentent peu concernées par l’environnement naturel, et encore moins par le monde végétal. «Au point d’en oublier qu’il est à la base de la plupart des chaînes alimentaires.»
Le jardinier frotte une feuille d’aubépine encore humide entre ses doigts. Puis il regarde autour de lui. «Au fond, la mission du Jardin botanique est aussi simple que fondamentale: contribuer à maintenir, voire à créer, un contact entre les humains et les plantes.»
Notre expert Jacques Sciboz est jardinier au Jardin botanique.
jacques.sciboz@unifr.ch
Notre experte Annick Monod est responsable du Pôle public du Jardin botanique.
annick.monod@unifr.ch
Notre expert Olivier Pasche est maître d’enseignement et de recherche en Section de médecine.
olivier.pasche@unifr.ch