Dossier
Quand le risque s’individualise
Détecter précocement une maladie grave chez une personne à risque peut être utile. Dépister de façon individualisée peut l’être plus encore. Zoom sur les nouvelles avancées en matière de screening du cancer avec le Professeur Arnaud Chiolero.
C’est une erreur courante: confondre le dépistage du cancer avec le diagnostic précoce. Or, la différence est de taille. Contrairement au diagnostic précoce, le dépistage (ou screening en anglais) concerne des personnes qui n’ont pas de symptômes évocateurs de la maladie et qui ne sont pas malades. «A ce stade du processus de détection, on ne parle d’ailleurs pas de ‹patientes et patients›, précise Arnaud Chiolero, en charge du Laboratoire de santé des populations (#PopHealthLab) de l’Unifr. Il s’agit d’une procédure à caractère médical visant à identifier le plus tôt possible certaines formes de cancer. La décision de faire un dépistage ou non ne se base pas sur la présence de symptômes.» Le cas échéant, si le test de dépistage est positif, il est suivi d’un diagnostic qui vise à confirmer la présence de la maladie. «Ensemble, le dépistage et le diagnostic précoce forment la détection précoce», complète l’épidémiologiste. Quant à la prévention primaire, elle intervient en amont. «Elle a pour but de réduire l’occurrence des cancers, par exemple en s’abstenant de fumer, de consommer de l’alcool ou de s’exposer aux rayons UV.» Selon des chiffres publiés en 2023 par Santé Publique France, environ 40% des cancers pourraient être évités grâce à la prévention.
Moins de morts mais davantage de malades
En Suisse comme ailleurs dans le monde, le taux de mortalité par cancer – c’est-à-dire le nombre de décès proportionnellement à la taille de la population – a fortement baissé ces dernières décennies, grâce à des traitements de plus en plus ciblés et efficaces, à la prévention primaire et à certains dépistages. En chiffres absolus par contre, le cancer tue davantage dans notre pays: alors qu’entre 1997 et 2001, on recensait environ 15’000 décès annuels, leur nombre est passé à environ 17’000 sur la période 2017–2021, souligne Arnaud Chiolero.
Cette évolution, de prime abord surprenante, est à mettre sur le compte de l’augmentation du nombre de nouveaux cas de cancers, «qui s’explique avant tout par la croissance et le vieillissement de la population nationale». Ainsi, tandis qu’on déplorait 25’000 nouveaux cas de cancers par an en terre helvétique entre 1982 et 1986, ce nombre a bondi à plus de 45’000 sur la période 2017–2021. Dans ces conditions, l’intérêt pour les dépistages a augmenté. Preuve s’il en faut que «des bonds en avant ne cessent d’être faits dans ce domaine et il faut s’attendre à de nombreux changements dans un futur proche».
Mammographie, PSA et CT-scanner
Avant de sortir la boule de cristal, un coup d’œil dans le rétroviseur. Dans les années 1950, la médecine, jusque-là axée sur le traitement des maladies, s’intéresse de plus en plus à la détection précoce et aux dépistages. «Avec le recul des maladies infectieuses et le vieillissement de la population, les maladies chroniques – cardiovasculaires et cancers en tête – arrivent sur le devant de la scène. On cherche alors à améliorer le pronostic pour les patient·e·s en les détectant plus tôt.»
C’est en 1968 que Wilson et Junger ont posé les bases du screening pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé. A noter que ces principes ne concernaient pas seulement le dépistage du cancer, mais aussi d’autres problèmes de santé considérés comme importants. Le cancer étant la deuxième plus grande cause de mortalité en Europe après les maladies cardiovasculaires – il est à l’origine de pas moins d’un décès sur cinq – il a, sans surprise, fait l’objet d’une attention particulière. Dans le viseur figuraient avant tout les cancers les plus communs tels que ceux du sein, des poumons, de la prostate et du col de l’utérus ainsi que le cancer colorectal.
«Dès ses débuts, le dépistage du cancer a ciblé des personnes considérées à risque, le plus souvent uniquement sur la base de l’âge et du sexe», note le responsable du #PopHealthLab. Déjà utilisées depuis les années 1950–1960 pour diagnostiquer le cancer du sein, les mammographies ont vu leur recours étendu au dépistage dans les années 1970–1980. Dès les années 1990, on est passé à la mammographie digitale, puis IRM et ultrasons sont venus compléter la procédure.
Arnaud Chiolero cite deux autres exemples. «A partir des années 1970–1980, on a commencé à se servir de l’antigène spécifique prostatique (PSA) comme marqueur de risque de cancer de la prostate. Mais ce n’est que plus tard, dans les années 2000–2010, que les effets – bénéfiques et délétères – du dépistage par PSA ont été démontrés.» Quant au cancer du poumon, son dépistage a été rendu possible par le développement du CT-scanner, dont les effets ont été mis au jour dans les années 2010. «Il s’agit d’un dépistage qui vise notamment les gros fumeurs·euses.»
Le screening des cancers ne constitue donc pas une nouveauté. «Ce qui a changé, c’est la manière dont on évalue le risque des personnes en vue d’un éventuel dépistage, souligne le spécialiste. Longtemps, les dépistages étaient basés essentiellement sur des critères figés tels que l’âge et le sexe. Le cancer du sein est un bon exemple.» Grâce à l’évolution des technologies, une évaluation individualisée du risque devient possible. «Non seulement on dispose de données de cohorte, mais aussi d’algorithmes qui permettent d’utiliser ces données pour estimer le risque.» Des marqueurs biologiques, l’histoire familiale, les habitudes (tabac, activité physique, etc.), mais aussi le lieu de vie ou le niveau d’éducation peuvent désormais être pris en compte. «Cela va dans le sens de ce que l’on appelle la médecine personnalisée. On peut ici parler de prévention personnalisée.»
«Evaluer son risque personnalisé de cancer n’est pas pour autant facile, avertit le Professeur. Mais des outils accessibles au grand public commencent à faire leur apparition, notamment en Amérique du Nord.» Mon QICancer en est un. Conçu par Santé Ontario, ce site web permet à chacun·e de procéder à une évaluation de son risque de cancer par rapport à d’autres personnes du même sexe habitant dans cette province canadienne. Un plan d’action individualisé, comportant des conseils et des ressources, est par ailleurs établi.
«Ce processus n’en est qu’à ses débuts, prédit l’observateur. Les possibilités sont considérables. On pourrait, par exemple, inclure dans l’évaluation du risque les données issues des diverses applications de tracking dont de plus en plus de gens se servent au quotidien.» Les informations tirées des prises de sang effectuées par les médecins généralistes ou les gynécologues pourraient aussi s’avérer utiles. «Dans ce contexte, les données d’un dossier électronique centralisé des patient·e·s seraient utiles.»
Aussi prometteuses ces évolutions soient-elles, elles posent des défis de taille. La question du financement de l’évaluation du risque ainsi que des critères de remboursement par les caisses maladie en est un. «Celle de la protection des données en est un autre», commente Arnaud Chiolero.
Faux négatifs… et faux positifs
«Il est aussi important de rappeler que le dépistage n’est pas toujours la panacée», nuance le médecin. Certes, son but est louable. Mais plusieurs aspects sont controversés, au point d’en faire un sujet de discussion particulièrement animée dans les milieux médicaux. Dans un article publié en 2009, The Lancet relevait que de nombreuses études sur le screening parviennent à des conclusions contradictoires. Dès lors, la confusion règne, que ce soit parmi le public, les médecins ou les autres professionnel·le·s de la santé.
«L’un des problèmes liés au dépistage est celui des faux positifs, qui peuvent générer des coûts financiers et émotionnels non négligeables», explique Arnaud Chiolero. L’exemple du dépistage par mammographie est parlant. Etant donné que la plupart des Suissesses se font dépister plusieurs fois au cours de leur vie, «on estime qu’une femme sur deux dans notre pays va vivre au moins une fois un dépistage faussement positif». A l’inverse, un test faussement négatif peut donner un sentiment de bonne santé qui pourrait inciter la personne concernée à ne pas consulter un médecin, même en cas de symptômes.
Autre effet négatif potentiel du screening: le surdiagnostic. «Certains cancers de la prostate évoluent lentement. Ils ne mettent pas la vie de la personne en danger et n’ont pas besoin d’être traités.» En cas de détection précoce, «on serait tenté d’entamer un traitement qui pourrait s’avérer aussi inutile qu’invasif». Sans oublier que «les tests de dépistage eux-mêmes peuvent être désagréables, douloureux et entraîner des complications». Or, commente l’épidémiologiste, «il est plus difficile d’accepter ce genre d’effets délétères lorsqu’on est a priori en bonne santé», ce qui est le cas des personnes dépistées. Le marché du dépistage ne cesse cependant d’évoluer, rapporte le responsable du #PopHealthLab. Des laboratoires sont en train de développer des tests sanguins pour la détection précoce de multiples cancers. Et si l’on ajoute à cela toutes les nouvelles possibilités offertes par l’intelligence artificielle, «une chose est sûre: les choses vont continuer à bouger ces prochains temps.»
Notre expert Arnaud Chiolero dirige le Laboratoire de santé des populations (#PopHealthLab) de l’Unifr. Ce médecin et épidémiologiste est par ailleurs co-directeur académique de la Swiss School of Public Health (SSPH+).
arnaud.chiolero@unifr.ch
