Dossier
Quand la souris rencontre le cerveau
L’ordinateur personnel nous a donné la main. L’IA nous tend un cerveau.
L’histoire de l’ordinateur personnel ressemble à une course de relais entre visionnaires. Chacun tend le témoin, ou plutôt la souris, au suivant, sans toujours imaginer l’ampleur de ce qu’il transmet.
Tout commence en 1945 avec Vannevar Bush, conseiller scientifique de Roosevelt. Dans As We May Think, il décrit le Memex, un bureau mécanique pour stocker et relier toutes les connaissances du monde. Ingénieux et prémonitoire à la fois: Bush imaginait déjà le Web, mais sur microfilm.
Dans les années 1960, J.C.R. Licklider, psychologue de formation, qui dirigera l’Information Processing Techniques Office (IPTO) à l’Advanced Research Projects Agency (ARPA), prophétise une «symbiose homme-machine» et met tout en œuvre pour la réaliser: l’ordinateur ne sera pas seulement une calculatrice, mais aussi un partenaire intellectuel. Quand votre téléphone vous corrige ou vous rappelle un rendez-vous, vous vivez sa vision, en version parfois cauchemardesque.
Puis arrive Douglas Engelbart. En 1968, sa «Mother of All Demos» dévoile la souris, les hyperliens, le travail collaboratif à distance. L’auditoire, médusé, a sans doute pensé: «A quoi ça sert?» Aujourd’hui, la réponse est claire: à tout, y compris à perdre du temps.
Dans les années 1970, Alan Kay (étudiant de Sutherland) imagine le Dynabook, un ordinateur portable pensé pour les enfants. Son credo: «La meilleure façon de prédire le futur est de l’inventer». L’informatique pour soutenir l’éducation et la créativité: sans lui, pas d’iPad; avec lui, plus de TikTok.
Ivan Sutherland, lui, invente Sketchpad dans les années 1960, premier logiciel graphique, et pose les bases de la réalité virtuelle. Il remplacera Licklider à l’ARPA et financera le centre de recherche de Engelbart sur l’intelligence augmentée. Son frère Bert dirige le Xerox PARC, où naissent l’interface graphique et l’informatique moderne, en s’inspirant directement d’Engelbart et en reprenant son équipe.
Ces innovations resteraient confinées au labo si personne n’avait osé les commercialiser. C’est là que la vision devient produit concret: Steve Jobs qui passait par Xerox PARC a demandé s’il pouvait commercialiser leurs idées… et l’a fait. Si vous avez déjà déplacé une icône, vous vivez cette histoire, celle du labo qui rencontre le marché.
Enfin, en 1989, Tim Berners-Lee invente le Web au CERN. Son rêve: un réseau universel de connaissance. Aujourd’hui, nous oscillons entre Wikipédia et des tutoriels pour plier ses chaussettes. Vision humaniste, certes, parfois ensevelie sous une avalanche de distractions.
L’ordinateur personnel nous a donné la main; mais a-t-il renforcé notre capacité à penser, ou seulement notre réflexe à scroller?
La rivière des machines pensantes
Pendant ce temps, une autre histoire coule en parallèle: celle de l’intelligence artificielle. En 1950, Alan Turing demande: «Les machines peuvent-elles penser?» Il invente le fameux test de Turing. Vision vertigineuse, encore plus si vous avez déjà parlé à un chatbot trop convaincant.
Dans les années 1960, Marvin Minsky et ses collègues au Massachusetts Institute of Technology (MIT) pensent que l’IA dépassera l’homme en vingt ans. Pendant quarante ans, l’IA patine: les systèmes de règles rigides ne savent pas apprendre de l’expérience, et le monde réel s’avère bien plus chaotique que les laboratoires.
Puis, à partir de 2010, un tournant brutal: les réseaux de neurones profonds, alimentés par des données massives et des processeurs graphiques (GPU ou graphics processing unit) puissants, réveillent la machine endormie. Ce n’est pas une révolution intellectuelle soudaine; c’est une révolution d’échelle.
Yoshua Bengio, Geoffrey Hinton et Yann LeCun montrent que ces réseaux peuvent reconnaître des visages, traduire des textes, générer des images et écrire des poèmes. L’IA bascule de la science-fiction à votre téléphone. Mais personne ne comprend vraiment pourquoi ça marche. Les réseaux deviennent des boîtes noires qui donnent des réponses justes sans révéler leur logique.
Aujourd’hui, l’IA générative franchit une nouvelle ligne: elle génère, elle écrit, elle code, elle converse. Et c’est cette capacité à engendrer du sens qui repose la vieille question de Turing, plus urgente: non plus «peuvent-elles penser?» mais «comment rester maîtres de technologies que nous ne comprenons plus?»
La collision des deux mondes
Longtemps, l’ordinateur personnel et l’IA vivaient des vies séparées: l’un dans nos poches, l’autre dans les labos. Aujourd’hui, ils fusionnent: nos machines personnelles s’augmentent d’IA générative. Le vieux rêve de Licklider, la symbiose homme-machine, s’installe au quotidien.
La fusion des deux mondes nous met face à un choix que nous ignorions devoir faire: soit l’alliance PC + IA nous élève et démultiplie la créativité humaine, soit elle nous réduit en opérateurs de clics, applaudissant les réponses d’algorithmes opaques que la plupart ne comprennent pas. Ces deux futurs coexistent déjà.
La science, entre confiance et défiance
Pourquoi la science est-elle tant remise en question? Parce qu’elle n’est pas neutre. Elle ne produit pas seulement des vaccins ou des prothèses: elle produit aussi des dépendances et des inégalités. L’ordinateur et l’IA incarnent cette ambivalence vertigineuse.
L’ordinateur personnel s’est déployé avec ses promesses d’émancipation, mais aussi ses addictions. L’IA générative se déploie aujourd’hui avec la même logique. Ce n’est pas par malveillance, c’est structurel: la technologie arrive trop vite pour les débats démocratiques.
Comme l’atome, le numérique est une invention totale, impossible à «désinventer». On ne choisit plus d’utiliser ou non: il structure déjà nos vies. Reste la question essentielle: sous quelles conditions cette technologie peut-elle servir nos valeurs collectives?
Cela signifie que la science doit être réintégrée dans la société; non comme une autorité distante, mais comme un partenaire qu’on critique, qu’on régule, qu’on questionne publiquement. Comment un·e citoyen·ne non-expert·e peut-il ou elle avoir voix au chapitre? Comment une université peut elle former des générations capables de diriger la technologie au lieu de la subir? La complémentarité homme-machine n’a de sens que si elle est doublée d’une complémentarité science-société.
Le défi n’est pas de savoir si la technologie est «bonne» ou «mauvaise»; elle est les deux. C’est de se mobiliser ensemble pour en faire une chance plutôt qu’une servitude. Et peut-être, au passage, de réinventer des interfaces qui nous rendent plus intelligent·e·s plutôt que plus dépendant·e·s.
Voici la vraie question pour une université: comment former des générations non seulement plus intelligentes grâce à l’IA, mais capables de la diriger consciemment? Comment inculquer les valeurs et la réflexion critique face aux technologies dont elles hériteront?
Pourquoi ce regard?
Cette convergence PC-IA, je l’ai observée depuis une position particulière: celle d’un chercheur à cheval entre deux mondes. Pendant ma thèse à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) à la fin des années 1990, j’ai essayé d’utiliser l’intelligence artificielle pour reproduire les mécanismes de la créativité. Mais j’ai réalisé quelque chose: ce n’était pas d’automatiser la création dont il fallait rêver, mais de la soutenir. J’ai développé COMIND (Computer Aided Creativity and Multicriteria Optimization in Design), un système informatique pour soutenir des concepteurs à explorer et optimiser visuellement leurs idées.
Cette réalisation a orienté toute ma recherche. En naviguant entre informatique, psychologie cognitive et analyse des interactions, j’ai toujours cherché la même chose: comment faire dialoguer intelligence humaine et puissance computationnelle? Comment créer une véritable symbiose?
L’Institut Human-IST (Human Centered Interaction Science and Technology), que j’ai fondé à Fribourg en 2017, poursuit précisément cette exploration: construire des systèmes qui révèlent les processus de l’IA plutôt que de les masquer, en plaçant l’humain au centre, en suivant une approche interdisciplinaire et éthique. Car tout se joue dans l’interaction, celle qui nous rend plus intelligent·e·s plutôt que plus dépendant·e·s.
En 1994, je rêvais de réseaux de neurones capables de jouer au Go. Aujourd’hui, les réseaux de neurones savent parfois mieux que moi ce que je veux écrire; heureusement, il me reste mon intuition, mes émotions; et parfois un brin d’humour salutaire. On dit que la boucle est bouclée; je préfère croire qu’elle reste ouverte et vivante.
Notre expert Denis Lalanne est professeur au Département d’informatique et directeur de l’Institut Human-IST. Il a écrit l'article suite à plusieurs discussions avec Jean-Baptiste Labrune et des interactions utiles avec des outils d’IA générative.
denis.lalanne@unifr.ch,jean-baptiste.labrune@unifr.ch
