Dossier
Cryptomonnaies – du mythe à la réalité
Sorties de la légende urbaine, les cryptomonnaies esquissent des promesses bien volatiles dans le monde réel. Retour aux sources et décryptage.
Bien que récemment «inventées», les cryptomonnaies sont déjà l’objet d’un récit quasi mythologique sur leur origine. Celui-ci se présente peu ou prou de la manière suivante: c’est en 2008, en pleine crise financière, qu’un individu (ou un groupe) sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto publie le livre blanc du Bitcoin, décrivant une monnaie numérique qui fonctionnerait sans autorité centrale, grâce à une technologie nouvelle appelée blockchain. En janvier 2009, le premier bloc de Bitcoin est miné, marquant la naissance de la première cryptomonnaie au monde. Ce récit des origines n’est toutefois que très partiel et réducteur. Nous savons bien, en sociologie, qu’une invention est un assemblage de personnes et de dispositifs techniques qui se rencontrent à un moment donné d’une longue histoire. Ce n’est pas un moment d’étincelle mais le résultat d’un long processus. Comment ce processus a-t-il pris forme?
Premièrement, dès les années 1970, émergent aux Etats-Unis des expérimentations monétaires d’un nouveau type, cherchant à créer une monnaie digitale ou numérique (digital cash). Deuxièmement, ces expériences sont effectuées par des groupes porteurs de récits du futur propres à cette période. Elles s’intègrent dans des visions utopiques et politiques de la société à venir qui vont bien au-delà de cette invention technique. Cette multiplicité de groupes, bien que très différents les uns des autres (anarchistes, libertariens, cypherpunks, etc.), se retrouvent sur la volonté de se soustraire au contrôle de l’Etat et des banques, bref de toute forme d’intermédiaire dans l’accès à la monnaie. L’anonymat, la vie privée, la liberté et donc la décentralisation sont les principes centraux qui guident ces premières expérimentations. Comment dès lors assurer la confiance en cette nouvelle monnaie numérique sans garant officiel ou institutionnel légitime? Le cryptage et le contrôle peer-to-peer vont s’imposer peu à peu comme des solutions techniques pertinentes supposées affranchies de toute référence à une autorité centrale.
De quelle monnaie parle-t-on?
La prétention des promoteurs du Bitcoin à en faire une monnaie est aujourd’hui au centre de nombreuses controverses. Dans le langage économique devenu courant, une véritable monnaie devrait remplir trois fonctions: en tant que moyen d’échange, comme réserve de valeur et comme unité de compte. Reprenons une à une ces fonctions. Premièrement, toute monnaie est dite fongible ou interchangeable. Elle doit permettre l’échange avec tous les services et les biens possibles. Aux yeux des économistes, c’est un moyen d’échange neutre. Pour l’heure, ce n’est pas la fonction la plus courante des cryptomonnaies. Même si les plateformes d’échange en ligne introduisent de plus en plus cette possibilité de paiement, elle reste très minoritaire dans la somme des échanges effectués, y compris numériquement, avec les autres moyens de paiement en devises.
Le Bitcoin a été présenté dès le début comme étant particulièrement taillé pour une autre fonction, celle de réserve de valeur. Souvent comparé à l’or, il est prévu qu’il soit «miné» en quantité limitée (jusqu’à hauteur de 21 millions). Sa rareté ainsi conçue a pour objectif de protéger sa valeur selon l’adage «tout ce qui est rare est cher». Pourtant, contrairement à l’or, considéré comme une valeur sûre, celle des cryptomonnaies reste très volatile. L’idée de métallisme numérique souvent attachée à ce type de monnaies (on mine les Bitcoin, on y accède sur des plateformes minières, elle repose sur une technologie matérielle, etc.) ne tient donc pas ses promesses. La fonction de réserve de valeur n’est donc pas plus une caractéristique forte des cryptomonnaies.
Le Bitcoin remplit-il alors une fonction d’unité de compte permettant de mesurer la valeur de toute chose? Bien qu’étant divisible, y compris en unités plus petites comme les satoshi (il en faut 100 millions pour 1 Bitcoin), il n’est souvent pas la référence finale de la valeur de ce qui est acheté. Au final, les gestionnaires de plateformes ou les usagers·ères transforment les Bitcoins en devises nationales. Le Bitcoin ne joue que marginalement le rôle de référent de nos comptabilités mentales et de nos calculs ordinaires du quotidien.
S’il ne remplit pas pleinement les fonctions de ce qui est attendu d’une monnaie, comment alors définir cet artefact pour le moins indécis? De nombreux analystes ont proposé de débaptiser les cryptomonnaies en «crypto-actifs». La réflexion au fondement de ce changement de nom étant que le Bitcoin s’est muté en un actif financier parmi d’autres. Il s’avère plus utilisé comme objet d’investissement et de spéculation que comme moyen d’échange quotidien. Là aussi pourtant, l’économiste David McWilliams conteste son caractère d’actif dans un récent ouvrage A Story of Humanity. En ne participant ni à la formation du capital d’une entreprise (comme les actions) ni au budget des Etats (obligations), il ne peut prétendre à aucune contrepartie légale. En ce sens, il relèverait plus du simple pari négocié que d’un réel investissement.
La vie sociale des cryptomonnaies
Toutefois, comme le montre le sociologue spécialiste des monnaies Nigel Dodd dans son ouvrage The Social Life of Money (2015), les cryptos ont pourtant bien une «vie sociale», comme d’ailleurs toutes les monnaies. Pour ce dernier, «l’argent est un processus, et non une chose, dont la valeur découle des relations sociales dynamiques, en constante évolution et souvent contestées, qui soutiennent sa circulation». Les controverses exposées ci-avant démontrent déjà comment le Bitcoin s’insère dans un ensemble d’enjeux économiques et politiques. Mais, dès le départ, il est aussi le support de tout un ensemble de projections qui, en plus d’être financières, sont aussi identitaires. Les nombreuses communautés en ligne (forums Reddit, Tik Tok, etc.) renforcées par des réseaux locaux denses – à l’image en Suisse de Neuchâtel, Lugano et Zug – témoignent d’un attachement partagé à la fois à des valeurs telles que la liberté et l’émancipation de l’Etat et des institutions bancaires, mais aussi à la confiance dans la technologie (la blockchain), dans le «code» et dans les structures horizontales. La confiance dans le Bitcoin est sans conteste redevable de ce fort sentiment de communauté qui saisit ses utilisateurs·trices.
Les nouvelles générations, juste débarquées dans le monde social, s’emparent généralement plus rapidement des nouveaux dispositifs naissants. Les cryptomonnaies n’échappent pas à la règle.
Cette appropriation n’est pourtant pas homogène. Comme nous pouvons l’observer dans notre recherche en cours, elle concerne principalement les jeunes issu·e·s des classes moyennes et supérieures qui s’orientent vers la fructification de leurs ressources économiques. L’investissement et l’esprit d’investisseur·euse sont au centre de leurs pratiques financières comme de leur carrière et de leurs activités de loisir. Les jeunes issu·e·s des classes économiques supérieures ont le plus souvent été socialisé·e·s à l’investissement financier. Elles et ils possèdent un portefeuille diversifié comprenant des actions et une proportion de 10 à 30% de cryptomonnaies. Celles et ceux de classe moyenne ont un rapport plus risqué, spéculatif et ludique à l’investissement (la finance casino) et s’engagent de manière autodidacte et à l’aide des finfluenceurs·euses (influenceurs·euses finance) presqu’uniquement dans les cryptomonnaies via les plateformes de trading faciles d’accès (lowfinance). Investors et gamers sont les deux figures typiques par lesquelles les cryptomonnaies pénètrent la jeunesse. Le danger étant, à terme, que la gamification des plateformes d’achat de cryptomonnaies, en démocratisant l’accès aux pratiques d’investissement, renforce les pratiques à risque avec la promesse de démultiplier des mises de départ modestes.
Au-delà de statuer sur le fait que les cryptos sont ou non une monnaie, s’intéresser à leur vie sociale nous permet de suivre plus sûrement leurs usages dans le temps. L’usage utopique ou politique du Bitcoin reste encore très présent aujourd’hui. Il accompagne une vision de pureté chez certains groupes se réclamant du survivalisme, il sert toujours de support technique à l’idéologie libertarienne ou encore il continue d’entretenir le mythe d’une technologie capable de changer le système social et renverser l’ordre établi. Mais les cryptomonnaies créent aussi une offre à bas seuil qui risque de faire entrer de plein pied la finance et l’ethos d’investisseur·euse au sein des ménages a priori les plus éloignés de ses promesses.
Notre expert Fabrice Plomb est maître d’enseignement et de recherche au Département des sciences sociales.
fabrice.plomb@unifr.ch
Notre expert Gaël Curty est collaborateur scientifique FNS au au Département des sciences sociales.
gael.curty@unifr.ch
