Dossier
Capturer le son
Comment le phonographe a changé le monde de la musique. Entretien avec Federico Lazzaro.
Federico Lazzaro, qu’est-ce que le phonographe?
Le phonographe est une machine permettant d’enregistrer et diffuser le son. L’appareil repose sur un système d’enregistrement sur cylindres dont la durée peut atteindre environ 2,5 minutes. Arrivé un an après le brevet du téléphone déposé par Alexander Graham Bell en 1876, le phonographe introduit une autre révolution: l’écoute désynchronisée, séparant pour la première fois le moment de l’émission vocale ou sonore et celui de sa réception.
Qui l’a inventé?
L’inventeur du phonographe est l’ancien télégraphiste et, à l’époque, inventeur-industriel Thomas Edison, qui dépose son brevet aux États-Unis en décembre 1877. En 1886, Bell développe un phonographe amélioré, le graphophone. Parallèlement, une autre technologie se développe, destinée à supplanter définitivement le phonographe après la Première Guerre mondiale: le disque. C’est Emil Berliner qui invente le disque en 1887 et trouve un procédé qui permet sa duplication. The Gramophon Company commercialise à partir de 1898 les disques et la machine conçue pour les reproduire: le gramophone.
Quel était l’objectif initial?
Dans un article de 1878, «The Phonograph and Its Future», Edison énumère les usages possibles de son invention: aide dans le quotidien, par exemple avec des horloges parlantes, des livres pour aveugles ou pour dicter des lettres; divertissement; témoignage et conservation: étude et apprentissage. Notons que la musique est loin d’être le premier emploi imaginé pour le phonographe, la qualité de la reproduction sonore étant encore lamentable.
Cet objectif a-t-il changé avec le temps?
Les progrès techniques des années 1920, notamment l’enregistrement électrique grâce au microphone en 1924, améliorent considérablement la qualité sonore. Le disque devient alors un objet de collection et d’étude, tandis que la radio est destinée à une écoute distraite en continu.
Est-ce que le phonographe a entraîné des conséquences sociétales?
La séparation temporelle et spatiale entre émission et réception est un changement majeur qui fascine et inquiète à la fois. La possibilité de réécouter la voix des morts, notamment, est quelque chose d’innaturel mais désormais rendu possible par la technologie. A l’époque, certains enterrements intègrent même des enregistrements de la voix du défunt. L’enregistrement devient ainsi un outil de mémoire, mais aussi une nouvelle forme de présence.
En quoi cette invention a-t-elle transformé le monde de la musique?
Le phonographe introduit une révolution dans l’écoute musicale: il rend possible une écoute répétée, acousmatique, c’est-à-dire aveugle, et asynchrone par rapport au moment d’exécution. De plus, l’enregistrement permet une écoute de la musique privée et solitaire. Les limites matérielles des supports influencent la forme même des œuvres nouvellement composées: en 1911, il faut 56 disques pour enregistrer Faust de Gounod. Il est donc naturel que le marché privilégie l’enregistrement et la diffusion de morceaux donc la longueur rentre dans les limites d’un cylindre, puis d’un disque, c’est-à-dire 4,5 minutes pour un 78 tours. La chanson s’impose alors comme un produit prêt à la massification. L’enregistrement révèle aussi une «phonogénie» de certaines voix et timbres. Ce n’est pas un hasard si la musique des années 1920 accorde une primauté nouvelle aux instruments à vents par rapports aux cordes – l’âge du jazz est une ère phonoradiophonique.
Le monde a-t-il (encore) besoin de cette invention?
L’esprit du phonographe survit dans chaque enregistrement numérique, chaque podcast ou message vocal. Ironie du sort: la parole enregistrée – premier rêve d’Edison – retrouve une place centrale dans notre quotidien.
Notre expert Federico Lazzaro est professeur au Département de musicologie.
federico.lazzaro@unifr.ch
