Dossier

Le management allemand importé en terres helvétiques

Comment les filiales suisses d’entreprises allemandes appliquent-elles le management made in Deutschland? Et comment ce fonctionnement est-il perçu par leurs collaborateurs·trices? Les études du  Professeur Eric Davoine nous en proposent une analyse.

Depuis plus de quinze ans, nous menons des recherches par études de cas auprès de filiales suisses d’entreprises multinationales françaises, allemandes et nord-américaines pour analyser les spécificités nationales des pratiques de management de ces organisations. La culture managériale allemande est certainement assez proche de la culture managériale suisse. Bien sûr, il existe des différences spécifiques aux secteurs industriels ou aux cultures d’entreprises, mais nous identifions trois caractéristiques qui émergent de manière récurrente pour décrire la culture managériale des entreprises allemandes vue des filiales helvétique.

Les implications de la formation par apprentissage

La première caractéristique, commune à la culture managériale suisse, c’est l’importance de la formation professionnelle par apprentissage dans le système de qualification allemand. Celle-ci implique un fort investissement des entreprises dans la formation des jeunes et une socialisation professionnelle dans laquelle les jeunes s’identifient fortement à un métier et à l’entreprise dans laquelle elles et ils sont apprenti·e·s. La formation par apprentissage a de nombreuses implications directes et indirectes pour l’organisation. Elle comporte une forte valorisation des compétences techniques et des routines professionnelles qui seront transmises aux apprenti·e·s. Elle implique pour l’entreprise une organisation fonctionnelle structurée en casiers, chaque employé·e qualifié·e ou Sachbearbeiter_in étant responsable d’un territoire défini au sein de l’organisation dans lequel elle ou il mobilise son expertise, son Fachwissen, et peut prendre des décisions de manière relativement autonome.

Conséquence indirecte sur la culture managériale, cette expertise professionnelle reconnue explique un style managérial moins hiérarchique et plus participatif que dans les cultures organisationnelles où la compétence professionnelle est moins valorisée.

Autre conséquence indirecte de cette valorisation, les managers·euses de l’entreprise allemande sont avant tout légitimes parce qu’elles et ils détiennent une expertise technique nécessaire au fonctionnement de leur service. L’autorité légitime des managers·euses allemand·e·s est celle d’un·e expert·e primus·a inter pares plus que celle d’un·e «patron·ne» ou d’un·e «leader» charismatique.

Une culture du dialogue social

Une deuxième caractéristique de la culture managériale allemande est liée au cadre institutionnel de la Mitbestimmung, avec un pouvoir fort aux délégué·e·s du Betriebsrat qui ont un droit de co-décision sur les choix de recrutement, de licenciement ou les modifications des règles de l’organisation du travail. Cette spécificité institutionnelle du droit allemand entraîne une culture renforcée du dialogue social, particulièrement participative pour les prises de décisions. Dans les filiales suisses, les managers·euses allemand·e·s s’étonnent de voir un droit du travail simple et peu contraignant. Ils découvrent cependant rapidement que tous les comportements ne sont pas permis pour autant et que la réputation locale de l’employeur·euse est un mécanisme de contrôle social puissant qui peut conditionner fortement les pratiques des entreprises sur le marché de l’emploi.

Toutefois, nos interlocuteurs·trices suisses reconnaissent que les managers·euses allemand·e·s amènent dans les filiales helvétiques un Betriebsrat mindset, c’est-à-dire une attitude culturelle favorable au dialogue social qui les conduit à favoriser naturellement la communication avec les représentant·e·s du personnel.

© raphael.ganz@bluewin.ch

La culture managériale allemande est aussi caractérisée par une culture de communication professionnelle explicite, sachlich et transparente. Mais nos interlocuteurs·trices suisses se montrent souvent plus critiques sur le style de communication de leur maison-mère allemande: elles et ils trouvent les managers·euses allemand·e·s plus directs que les suisses, plus agressifs·ves et plus tranché·e·s dans la défense de leurs positions ou dans la formulation de critiques. Si la culture managériale allemande a la réputation, comme la suisse, d’être une culture du consensus, le processus de construction du consensus passe en Allemagne par une communication de confrontation ou Auseinandersetzung qui semble parfois trop directe aux Suisses qui lui préfèrent des formes plus indirectes et plus euphémisées. Si certains de nos interlocuteurs·trices dénoncent un stéréotype du style de communication allemand plus direct qui a la vie dure, certain·e·s interviewé·e·s suisses recommandent de regarder les débats politiques des parlements des deux pays pour mieux comprendre les différences de culture de débat et de prise de décision, différences que l’on retrouverait en entreprise.

Des cultures managériales en évolution

Bien sûr, les trois caractéristiques présentées ici rapidement sont plus spécifiques à la perspective des filiales suisses. On pourrait ajouter que de nombreuses entreprises industrielles allemandes, comme d’ailleurs en Suisse, sont des entreprises représentatives d’une culture du Mittelstand, entreprises de taille moyenne souvent présentes sur les marchés internationaux, avec une gouvernance d’entreprise familiale ancrée dans une histoire et une identité régionale. La culture managériale des entreprises allemandes évolue aussi avec la globalisation: des standards internationaux se sont établis dans les pratiques de management, les outils de gestion et les processus informatisés d’organisation. Dans les deux dernières décennies, la culture de travail des entreprises allemandes s’est aussi transformée, surtout dans les entreprises multinationales, où elle s’est nettement américanisée. Par exemple, la communication entre collègues est aujourd’hui moins formelle: Herr Dr. Müller est souvent devenu Hans ou Peter et propose le tutoiement à son équipe, alors que dans les années 1980, le vouvoiement était d’usage. Herr Dr. Müller est aussi de plus en plus remplacé par Frau Dr. Müller: le management se féminise et de nombreuses entreprises allemandes, traditionnellement très masculines, proposent des programmes de gestion de la diversité et prônent une culture de recrutement et de promotion plus inclusive et plus égalitaire. Les équipes de direction des entreprises se sont aussi internationalisées.

Malgré ces évolutions, la culture managériale allemande a connu une certaine continuité en étant associée pendant plusieurs décennies au succès mondial de l’industrie allemande et au prestige du made in Germany. Les crises (énergétique, démographique, politique et monétaire) qui s’annoncent pour la décennie à venir sont de nouveaux défis importants pour l’industrie allemande et sa culture managériale, mais aussi pour ses filiales et ses partenaires, en Suisse et ailleurs.

Notre expert Eric Davoine est professeur et directeur de la Chaire Ressources Humaines et Organisation à l’Uni­versité de Fribourg depuis 2003. Auparavant, il a mené plusieurs recherches comparées France-Allemagne à l’Université de Freiburg i. Breisgau avant de travailler sur les filiales suisses d’entreprises multinationales.
eric.davoine@unifr.ch

Références
    Barmeyer, C., & Davoine, E. (2008). Culture et gestion en Allemagne : la machine bien huilée. Davel, E., Dupuis, J.-P., Chanlat, J.-F.: Gestion en contexte interculturel: approches, problématiques, pratiques et plongées, Québec, Presses de l’Université Laval
    Barmeyer, C., Davoine, E., & Stokes, P. (2019). When the ‘well-oiled machine’meets the ‘pyramid of people:’Role perceptions and hybrid working practices of middle managers in a binational organization–ARTE. International Journal of Cross Cultural Management, 19(3), 251–272
    Davoine, E., & Schmid, S. (2022). Career patterns of top managers in Europe: Signs of further globalisation?. European Management Journal, 40(4), 467–474
    Schröter, O. & Davoine, E. «Unterschiede in der institutionellen Einbettung der Arbeitsbeziehungen und Human Resource Management Praktiken zwischen Deutschland und der Schweiz: eine explorative Untersuchung in Schweizer Tochtergesellschaften deutscher MNU.» Die Unternehmung 67.4 (2013): 364–390