Dossier

Le voyage immobile des trafiquants de drogue

De jour comme de nuit et par tous les temps, des ressortissants d’Afrique subsaharienne battent le pavé de plusieurs villes romandes. Empêtrés dans les tracas administratifs, bloqués dans leurs aspirations, ces migrants vendent de la drogue pour reprendre le contrôle de leur destinée.

Ils alimentent le sentiment d’insécurité autant que le débat politique. Engoncés dans leur sweat à capuche, les dealers de rue occupent les points névralgiques des villes romandes, abordent les passant·e·s à presque n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Avant de se résigner à sombrer dans des activités criminelles, ces jeunes hommes d’origine subsaharienne nourrissaient pourtant une aspiration profonde, celle de vivre une vie meilleure dans un pays d’Europe. Ce n’est que faute d’opportunités et par désespoir qu’ils finissent par se mettre au deal. C’est du moins la thèse de Louis Vuilleumier, doctorant FNS à l’Université de Fribourg.

Des humains avant d’être des dealers

Actif dans les milieux du squat et de l’hébergement d’urgence depuis près de sept ans, celui qui était aussi travailleur social fréquente les trafiquants de drogue au quotidien. De son poste d’observation privilégié, il a su discerner les humains qui se cachent derrière ces destins brisés. «J’ai d’abord été intéressé par leurs stratégies pour rester sur un territoire où ils ne sont pas les bienvenus, explique-t-il, mais j’ai fatalement été forcé d’aborder le deal, même si, dans mon étude, je ne souhaite pas me borner à cette activité-là. Je parle de migration irrégulière, de squat, de personnes qui vendent de la drogue, autant de thématiques qui cristallisent beaucoup d’émotions mais, je tiens à le souligner, ils ne sont pas que des dealers!» Louis Vuilleumier rappelle aussi d’emblée que le sentiment d’insécurité généré par la présence des trafiquants reste éminemment subjectif et, selon lui, essentiellement un symptôme de l’irruption de la pauvreté et de l’illégalité dans la vie des citoyen·ne·s. Quant aux débats enflammés autour de ces trafiquants venus d’ailleurs, il estime qu’il faut savoir raison garder: «Ne perdons pas de vue que les deux drogues les plus mortelles, bien que légales, sont le tabac et l’alcool! La gestion des drogues ne relève donc pas uniquement de questions sanitaires, mais bien morales et donc politiques.»

Une confiance qui se gagne

Il n’y a rien de plus difficile que d’étudier des personnes méfiantes, puisque se livrant à des activités criminelles, susceptibles à tout moment de finir derrière les barreaux. Afin de les amener à s’ouvrir à lui et à se confier, Louis Vuilleumier a dû déployer des trésors de patience, «prendre le temps de s’ennuyer avec ces gens dont les journées sont remplies de vide», comme il aime à le dire. Il a aussi appliqué la stratégie du don contre-don. De son côté, il a négocié avec des propriétaires immobiliers pour ouvrir des squats, trouvé des meubles, joué les intermédiaires avec la police, entrepris des démarches administratives, acheté des cartes SIM ou encore envoyé de l’argent aux familles des dealers restées au pays. «J’ai beaucoup donné et leur témoignage est ce qu’ils me donnent en échange».

Au final, Louis Vuilleumier a mené des entretiens avec 24 personnes, 23 hommes et une femme, principalement des Nigérians et des Gambiens, même s’il préfère les qualifier de «Subsahariens» pour éviter une lecture culturaliste. «Dire qu’ils dealent parce qu’ils sont Nigérians relève du raisonnement circulaire».

De la série USA Opioid crisis © Jérôme Sessini | Magnum Photos. Avril 2018, Etats-Unis, Philadelphie. Un homme est allongé sur un matelas de Kensington Avenue après s'être injecté de l’héroïne.

Trajectoires brisées

Pour la plupart, les migrants rencontrés par Louis Vuilleumier posent le pied, d’abord en Italie, en Espagne ou en Grèce. Culturellement, en tant qu’hommes, ils se doivent d’endosser, très vite, le rôle de pourvoyeurs de fonds pour des familles dont les attentes sont souvent élevées. Or, englués dans des démarches administratives très longues et à l’issue incertaine, ils se voient contraints d’entamer leur carrière européenne en mendiant ou, quand la saison le permet, en travaillant dans les cultures maraîchères. «Ces hommes jeunes ressentent une humiliation quand ils mendient, car ils ne peuvent utiliser leur capacité physique, constate Louis Vuilleumier. Et s’il parviennent à décrocher un travail dans des cultures maraîchères, ils touchent des salaires si bas, malgré la pénibilité du travail, qu’à nouveau ils retombent dans une certaine frustration.»

Le deal, une forme d’entrepreneuriat

C’est donc faute d’accès au marché du travail formel que ces migrants se résignent à devenir dealers, un métier qui correspond d’ailleurs mieux à leur idéal d’autonomie: «Sur leurs pages facebook, ils se qualifient de self-employed, note l’anthropologue, ce qui correspond au fantasme capitaliste de devenir son propre chef, de prendre sa vie en main, de se débrouiller et de ne dépendre de personne.» Trafiquer de la drogue offre également une certaine flexibilité: un migrant qui deale en Suisse pourra, par exemple, en profiter pour retourner en Italie afin d’y régler des problèmes administratifs. Il ne dépend de personne et retrouvera son travail à son retour.

L’envers du décor

Battre le pavé dans un froid glacial et la réprobation générale n’a toutefois rien de glorieux. La plupart des dealers préfèrent cacher la nature de leur activité à leur famille, tandis que d’autres, en revanche, les préviennent qu’ils risquent de ne pas donner de signes de vie durant plusieurs semaines en cas d’arrestation. C’est une épée de Damoclès au-dessus de leur tête, une crainte permanente, en particulier si l’arrestation débouche sur une expulsion. Les possibilités d’hébergement sont elles aussi aléatoires et précaires. Certains dealers dorment dans des squats ou dans des infrastructures d’accueil d’urgence, où règne la promiscuité. D’autres préfèrent louer une chambre à des marchands de sommeil, où ils se retrouvent à deux ou à trois. «Ils paient environ 500 francs par mois, mais leur tranquillité est à ce prix et ils se disent heureux de ne plus être à la rue», relève Louis Vuilleumier.

En manque de sommeil, constamment aux aguets, les dealers ont une santé mentale qui paraît souvent fragile. «On observe beaucoup de cas d’alcoolisme ou d’usage excessif de cannabis. Les trafiquants de drogue vivent dans le stress constant de se faire arrêter, voire tabasser par la police. Il faut rappeler que les deux tiers du budget affecté à la politique des quatre piliers sont consacrés à la répression!»

Le miroir aux alouettes

Plusieurs individus que fréquente Louis Vuilleumier font ce qu’il est convenu d’appeler des carrières longues qui, parfois, dépassent la dizaine d’années, à l’instar de celle de Paul (pseudonyme), arrivé en Suisse en 2006 et qui a débuté le deal quatre ans plus tard. «Plus ils parviennent à rester longtemps dans une localité, plus ils vont se créer une base de consommatrices et consommateurs loyaux, explique Louis Vuilleumier. Il y a donc un intérêt pour eux à se conformer à certaines règles de comportement.» Ceux qui veulent durer dans le métier vont ainsi déployer toutes sortes de stratégies: «On observe une sorte de danse entre les dealers et les policiers. Les premiers vont respecter des consignes informelles des seconds, comme éviter d’être immobiles durant trop longtemps, de ne plus dealer durant les heures de bureau et de n’occuper l’espace public que le soir venu. C’est une façon pour l’Etat de mettre en scène le contrôle de son territoire, de rassurer l’électorat, même si cela ne fait que déplacer le problème dans le temps et dans l’espace.»

D’autres, que leurs pairs qualifient de greedy, autrement dit de personnes avides, ne respectent pas ces consignes plus ou moins tacites. Ils veulent de l’argent facile et accostent directement les client·e·s potentiel·le·s dans les rues. Ils sont en général connus des forces de l’ordre et font en principe long feu. De manière générale, il ne semble pas que l’on puisse «réussir» dans le deal, ni couver l’espoir d’une retraite dorée au pays, du moins pas à leur échelon. Des études en France ont révélé que les dealers de rue ne parviennent même pas à gagner l’équivalent d’un smic.

Eviter l’ornière de la criminalité

Pour Louis Vuilleumier, offrir la possibilité aux migrants de travailler légalement pourrait constituer une partie de la solution. Pour illustrer son propos, l’anthropologue cite l’exemple de John (pseudonyme), un dealer qui, grâce à son mariage avec une ressortissante suisse, a pu trouver un travail légal. «Nous l’avons aidé à rédiger sa postulation, ce qui lui a permis de décrocher un travail dans l’agriculture. Même s’il est mal payé, John m’a confié s’estimer heureux de son sort.»

De tous les trafiquants que Louis Vuilleumier a rencontrés, un seul a confessé être venu dans l’intention de dealer, métier qu’il exerçait déjà en Afrique. Pour les autres, le deal semble être le pis-aller des migrants aux abois.

Notre expert Louis Vuilleumier est doctorant FNS au Département des sciences sociales. Il s’intéresse aux stratégies des migrants précaires pour essayer de vivre une vie digne malgré un contexte hostile.
louis.vuilleumier@unifr.ch