Dossier
Science ≠ Vérité
Alors que la justice a de plus en plus recours aux preuves forensiques, leur utilisation est encore mal réglementée. Il peut en découler de graves erreurs judiciaires, notamment lorsque ces preuves scientifiques sont prises pour argent comptant. Deux chercheuses de l’Unifr tirent la sonnette d’alarme.
C’est une scène quasi indissociable des séries policières télévisées. Sur les lieux d’un crime, une équipe de spécialistes vêtus de combinaisons qu’on croirait destinées à un voyage dans l’espace s’affairent avec poudres, pincettes, pipettes et autres appareils photo ultra perfectionnés. Si elle est fortement théâtralisée – voire exagérée – sur les écrans, la recherche de preuves forensiques n’en est pas moins une réalité du terrain qui a beaucoup gagné en importance ces dernières décennies dans le monde occidental, y compris en Suisse.
Par preuves forensiques ou preuves scientifiques (un terme plus large englobant le premier), on entend l’ensemble des preuves résultant de l’application des sciences fondamentales telles que la biologie, la chimie ou la physique dans un contexte judiciaire, expliquent Mélanie Breit et Sandy Ferreiro Panzetta. Ces diplômées en droit de l’Unifr rédigent toutes deux une thèse interdisciplinaire dans le cadre d’un projet du Fonds national suisse (FNS) intitulé «The regulation of forensic science evidence in Europe». Elles donnent les exemples de la comparaison d’ADN, de l’exploitation des traces et des empreintes digitales, des traces de morsure, de l’analyse comparative de cheveux ou de fibres textiles.
«Le boom de l’utilisation des preuves forensiques peut être mis en lien avec le début du recours à la comparaison d’ADN, précise Sandy Ferreiro Panzetta. Ce mouvement s’est amorcé durant la deuxième moitié des années 1980 et a pris de l’ampleur dans les années 1990.» La chercheuse estime qu’avec la digitalisation galopante que connaît notre société, «le recours à ces méthodes va probablement encore gagner en importance».
Des risques pour le système de justice pénale
Il est utile de rappeler que la recherche de preuves figure au centre du processus probatoire. En Suisse, l’article 139 al. 1 du Code de procédure pénale énonce ainsi que «les autorités pénales mettent en œuvre tous les moyens de preuves licites qui, selon l’état des connaissances scientifiques et l’expérience, sont propres à établir la vérité». Par ricochet, «la question de la définition de la vérité se pose forcément lorsque l’on s’intéresse à la thématique des preuves scientifiques», fait remarquer Mélanie Breit.
Certes, les preuves forensiques permettent dans de nombreux cas d’accélérer, voire de rendre possible, l’élucidation d’infractions. Grâce à elles, les efforts de mise au jour de la vérité peuvent donc s’en trouver facilités. Le hic? Parfois, leur utilisation peut avoir l’effet inverse et participer au risque d’erreurs judiciaires lourdes de conséquences. «C’est notamment le cas lorsque la fiabilité de ces preuves n’est pas suffisante», souligne Sandy Ferreiro Panzetta. L’histoire récente regorge malheureusement d’affaires permettant d’illustrer ce propos.
Les leçons de l’affaire Mayfield
La fausse identification de Brandon Mayfield par le FBI est l’une d’entre elles. Après les attentats de Madrid en 2004, les importantes investigations scientifiques menées sur place ont permis de détecter des traces digitales. Mis à contribution, le FBI a commis une erreur, identifiant l’une des traces comme correspondant aux empreintes du citoyen américain Brandon Mayfield, qui a été arrêté et placé en détention. Quelques semaines plus tard, la police espagnole a identifié la personne qui était réellement à la source de la trace, ce qui a abouti à la libération de Brandon Mayfield et à des excuses officielles du FBI.
Comment plusieurs spécialistes compétents et expérimentés de la police scientifique américaine ont-ils pu se tromper tour à tour? «Il s’avère que la procédure d’analyse et de comparaison des traces et des empreintes digitales a été entachée, entre autres, par un biais de confirmation», rapporte Sandy Ferreiro Panzetta. Alors que chaque expert·e aurait dû repartir à zéro, son travail était influencé par sa connaissance de la conclusion d’un·e expert·e initial·e rattaché·e au Département américain de la Justice. «Désormais, il est recommandé de procéder à l’aveugle au travail d’analyse et de comparaison.»
Plus récemment et plus près géographiquement, Werner Ferrari a été exonéré en 2007 du meurtre d’une fillette survenu en 1980 dans le Canton d’Argovie. Alors qu’il avait avoué quatre autres crimes, l’accusé a toujours nié avoir tué cette écolière de douze ans. Or, un réexamen de la trace de morsure retrouvée sur la victime – et ayant servi à condamner Werner Ferrari initialement – a conclu qu’elle correspondait à celle d’un autre homme, qui s’était pendu en 1983. Depuis, cette technique est considérée comme devant être abandonnée, car elle produit des résultats aléatoires.
Manque de réglementation
«On se retrouve dans une situation paradoxale, relève Mélanie Breit. D’un côté, la littérature semble montrer que le système de justice pénale accorde beaucoup d’importance aux preuves forensiques; de l’autre, la loi actuelle ne prévoit pas un cadre strict pour l’utilisation de telles preuves», ce qui ouvre la porte aux erreurs. Le projet du FNS, mené par la Professeure Joëlle Vuille, auquel participent les deux doctorantes se penche sur la manière dont les preuves forensiques sont produites en Europe. Il cherche aussi à évaluer la pertinence du cadre régulatoire, censé garantir la qualité de ces preuves lorsqu’elles sont utilisées dans le contexte pénal.
«Dans la plupart des pays européens, Suisse y compris, la preuve via la comparaison d’ADN est la plus réglementée, voire la seule qui l’est vraiment», constate Mélanie Breit. Cette réglementation globalement lacunaire a pour corollaire un manque de standardisation des procédures cadrant l’utilisation des preuves forensiques. Avec pour conséquences possibles des preuves de mauvaise qualité et l’utilisation de techniques dont la fiabilité est insuffisante.
Même la question de savoir qui peut être considéré comme un·e expert·e forensique et comment elle/il doit faire son travail n’est pas complètement réglée. Les choses s’améliorent, certes progressivement, du moins dans certains pays et pour certaines techniques. Mais le chemin est encore long. D’autant qu’un problème plus fondamental demeure: même lorsque la pratique forensique est encadrée par des règles, aucun système ne permet de détecter systématiquement les éventuelles erreurs commises
par les praticien·ne·s forensiques. «Si l’on s’en rend compte, c’est le plus souvent par hasard», complète Sandy Ferreiro Panzetta.
Amalgame
De l’avis des chercheuses, l’un des problèmes liés aux preuves forensiques a trait à leur côté scientifique. «Il existe dans l’imaginaire collectif une confusion entre science et vérité, selon Mélanie Breit. Alors que la loi ne prévoit pas de hiérarchie entre les divers moyens de preuves, on peut observer dans la pratique que les preuves forensiques ont tendance à être considérées avec plus de légitimité que les autres» sous prétexte qu’elles sont scientifiques. «Il y a donc une espèce d’amalgame, alors que la vérité scientifique n’est pas forcément la même que la vérité judiciaire.»
Dans le même ordre d’idées, les doctorantes mettent en garde contre le risque de délégation de la compétence décisionnelle aux expert·e·s scientifiques. «Certes, on ne peut pas demander au juge de procéder lui-même à des analyses de type forensique; par contre, c’est à lui de s’assurer que ce travail d’analyse a été fait dans les normes et de décider dans quelle mesure les preuves qui en découlent sont exploitables dans un cadre pénal», souligne Mélanie Breit.
«Que cela soit bien clair, nous ne disons pas qu’il faut se passer des preuves forensiques, note Sandy Ferreiro Panzetta. Mais le cadre légal doit être adapté, notamment pour clarifier qui a le droit de faire ce travail et comment il doit être fait.» Par ailleurs, il serait souhaitable «que les milieux scientifiques soient encouragés à établir des recommandations internes et que les étudiant·e·s en droit soient initiés de façon plus intensive aux sciences forensiques et à leurs enjeux». Quant aux magistrat·e·s, ils devraient bénéficier d’outils «leur permettant de mieux évaluer les moyens de preuves avant de les utiliser». In fine, on renforcerait ainsi les droits de la défense. Et en particulier le droit fondamental à un procès équitable.
Nos expertes Mélanie Breit et Sandy Ferreiro Panzetta sont MLaw, assistantes diplômées à la Chaire de droit pénal et de criminologie de l’Unifr, ainsi que doctorantes FNS auprès de la Professeure Joëlle Vuille. Leurs travaux de thèse s’inscrivent au sein du projet intitulé «The regulation of forensic science evidence in Europe».