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«Personne n’y trouve son compte»

La Suisse n’est plus associée entièrement à l’espace européen de la recherche. Cette conséquence de l’abandon de l’accord-cadre n’est satisfaisante ni pour l’UE ni pour les hautes écoles du pays. Rectrice de l’Université de Fribourg et spécialiste de droit européen, Astrid Epiney analyse la situation sans détour.

Les hautes écoles du pays ne participent plus pleinement à Horizon Europe, le nouveau programme de recherche européen. Astrid Epiney, est-ce si grave?

Oui, clairement. Les scientifiques travaillant en Suisse peuvent encore participer à certaines parties du programme et établir des collaborations, mais sans pouvoir en prendre la direction. Un exemple: des scientifiques de l’Institut du fédéralisme de notre Université devaient diriger un projet international portant sur le fonctionnement du fédéralisme, en lien avec la gestion de la pandémie. Cette équipe est à la pointe dans ce domaine, mais ne pourra plus diriger la collaboration. C’est dommage. Un deuxième gros problème est que nous sommes totalement exclus de certains programmes, notamment des bourses ERC, extrêmement attractives mais aussi assez compétitives. Elles sont très importantes pour une carrière scientifique, car leur prestige peut ouvrir la porte des universités les plus réputées. Pour les hautes écoles suisses, l’exclusion d’Horizon Europe va se traduire dans l’ensemble en une perte de compétitivité, de réputation et d’attractivité mais aussi financière, notamment car les équipes dirigeantes reçoivent davantage d’argent.

Le Conseil fédéral a mis en place des instruments équivalents à ces bourses ERC. Cela ne suffit-il pas?

Ces mesures transitoires sont importantes et nous réjouissent, notamment parce qu’elles réduisent les risques de freiner la carrière des scientifiques de talent. Mais la sélection, aussi rigoureuse soit-elle, se fera sur un pool de candidatures bien plus réduit et moins international. Le sport fournit une bonne métaphore: jusqu’à présent, les scientifiques suisses jouaient dans la ligue européenne; désormais ils joueront dans leur ligue nationale. Ce n’est pas la même chose. Nos hautes écoles vont devenir moins attractives pour les scientifiques. Les nouvelles et nouveaux professeur·e·s de notre Université me demandent souvent: «Où en sommes-nous avec Horizon Europe?». C’est une question très importante pour eux.

Ces nouvelles bourses suisses sont ouvertes aux scientifiques européens qui envisagent de venir ici. L’UE ne perd donc rien à la nouvelle situation et pourrait ainsi se satisfaire du status quo…

Personne n’y trouve vraiment son compte. Une pleine association de la Suisse resterait le plus intéressant également pour l’Europe. Ce type de mesure, décidée de manière unilatérale et autonome par l’un des partenaires, ne peut pas remplacer une approche multilatérale.

Le monde académique répète qu’il n’y a pas d’alternative à une pleine association à Horizon Europe. Mais c’est l’UE qui va en décider, pas nous. Est-ce une bonne stratégie de négociation?

L’association complète reste l’objectif premier, tant de l’administration fédérale que d’organismes tels que swissuniversities, qui représente les hautes écoles. Bien sûr, il n’est pas certain que ce but puisse être atteint et tout le monde réfléchit aux options si la situation devait perdurer. Il ne faut pas se leurrer: Horizon Europe court de 2021 à 2027. Soit nous arrivons à être réintégrés suffisamment rapidement, soit ce sera déjà la fin du programme et il faudra plutôt se concentrer sur son successeur, après 2028.

La Suisse ne devrait-elle pas accepter la situation et focaliser son énergie ailleurs comme au Canada, en Corée ou en Russie…?

Nous le faisons déjà à travers des accords de recherche bilatéraux passés avec de nombreux pays. Mais c’est, bien entendu, en Europe que se trouvent nos liens les plus forts. Horizon Europe constitue le programme international de recherche le plus ambitieux au monde sur le plan financier et en termes de compétitivité, et de loin. On ne peut pas le remplacer. Surtout lorsqu’on se trouve au centre de l’Europe…

La Confédération versait un demi-mil­liard par an au programme précédent, Horizon 2020. Où ira cet argent?

Une partie va couvrir les contributions des scientifiques suisses dans des projets collaboratifs européens. Une autre va financer les mesures transitoires dont nous avons parlé. C’est aussi pour cela qu’elles sont importantes, afin que l’argent qui était alloué à la recherche le reste.

Après l’acceptation de l’initiative sur l’immigration de masse en 2014, la Suisse avait été exclue d’Horizon avant d’être relativement rapidement réintégrée. Peut-on espérer un même dénouement?

Je suis sceptique. Les questions à l’époque étaient moins profondes et plus sectorielles: la liberté de circulation des personnes et la signature du protocole de Croatie. Aujourd’hui, la situation est différente et je crains que l’UE ne reste sur sa position. Elle a clairement déclaré – et répété – que la participation de la Suisse à Horizon Europe ne pourrait se faire que si les questions institutionnelles étaient réglées. C’était justement l’objet de l’accord-cadre, qui a été abandonné par la Suisse de manière unilatérale au printemps 2021. Je ne vois pas comment l’Europe pourrait reculer sans perdre totalement la face. Mais, bien sûr, rien n’est jamais exclu et nous devons tout mettre en œuvre pour retrouver une pleine association.

Cette séparation va aussi coûter à l’Europe: elle se sépare d’un pays, la Suisse, clairement à la pointe de la recherche et de l’innovation.
Bien entendu, ces collaborations scientifiques profitent aux deux partenaires, personne n’en doute. Mais malgré son poids scientifique, la Suisse a bien plus à perdre que l’Europe.

On perçoit souvent l’UE comme une négociatrice rusée qui mélange allègrement des dossiers sans rapport les uns aux autres, au risque de placer ses intérêts au-dessus de ceux de sa population.

C’est effectivement un partenaire de négociation assez dur. Mais elle défend ses intérêts. On peut l’approuver ou pas, mais il faut en prendre acte.
Il est exact qu’il n’y a aucun rapport juridique direct entre l’accord-cadre et la participation à Horizon Europe. C’est comme ça. L’Union veut trouver une solution globale avec la Suisse et tisse des liens entre les dossiers afin d’exercer une certaine pression. C’est le jeu du pouvoir politique. D’ailleurs, l’accord-cadre aurait justement permis de remédier à cette situation en établissant des mécanismes juridiques clairs. Un cadre légal stable est toujours le mieux pour le partenaire le plus faible, car il évite que la politique – qui exprime souvent la voix du plus fort – ne vienne trop s’en mêler.

Les «juges étrangers» qui font tant peur aux Suisses sont donc bénéfiques?

Oui, si les procédures sont claires. Dans le cas de différends juridiques, il est bien mieux d’avoir affaire à un tribunal arbitral qui soumet des questions à la Cour de justice européenne – comme prévu dans le projet d’accord-cadre – plutôt qu’à la Commission. Bien sûr, les tribunaux rendent aussi des arrêts qui ne vous plaisent pas. Mais jusqu’ici il n’y a pas d’indices que les jugements de la Cour aient favorisé les parties européennes ou aient été biaisés contre la Suisse.

 

Astrid Epiney est rectrice de l’Université de Fribourg depuis 2015. Elle est également vice-présidente de la Chambre des hautes écoles universitaires de swissuniversities et professeure de droit européen, international et public. Ses recherches portent notamment sur le droit européen et les relations Suisse – UE. Elle est de double nationalité allemande et suisse.
astrid.epiney@unifr.ch

 

Nos rapports avec l’UE ressemblent à une relation de couple: on s’accuse mutuellement, on se sent incompris…

La métaphore n’est pas mauvaise. Même lorsqu’on n’est pas d’accord avec l’autre, il est important de comprendre son point de vue. L’Europe voit la situation ainsi: la Suisse a globalement profité des accords bilatéraux, en participant au marché intérieur à des conditions bien plus favorables que pour les Etats membres. De plus l’UE répète depuis des années qu’il faut régler les questions institutionnelles. Et quand on a enfin un projet, le fameux accord-cadre, le gouvernement suisse hésite et n’arrive pas à se décider. En fin de compte, l’Union européenne ne se sent pas vraiment prise au sérieux. Cela explique son ton pas toujours amical à notre égard.

La position européenne est-elle mal comprise?

Je n’ai pas l’impression que la perception européenne ait été toujours bien expliquée à la population et aux médias suisses, notamment par les autorités. Il serait important de souligner que, même si on ne la partage pas forcément, elle reste en principe compréhensible. Dans toute négociation, il faut prendre son vis-à-vis au sérieux.

La Suisse devrait-elle davantage chercher le soutien indirect des Etats membres?

C’est possible. Mais l’Union n’est plus la même qu’il y a une dizaine d’années. Les nouveaux membres n’ont pas les mêmes rapports avec la Suisse que nos voisins. Ils ne voient pas pourquoi il faudrait nous traiter de manière préférentielle par rapport à d’autres pays tiers. Il faut rappeler que les résolutions encadrant les relations avec la Suisse sont prises par le Conseil européen, qui représente les 27 Etats membres. Et, depuis 2008, il répète tous les deux ans qu’il faut résoudre les questions institutionnelles. Avec à chaque fois un ton un plus ferme… Concernant le domaine de la recherche, nous avons en tout cas obtenu des appuis auprès des institutions académiques des pays de l’UE. Elles ont exprimé officiellement leur soutien à une pleine association de la Suisse.

Justement, l’abandon de l’accord-cadre ne touche pas que la recherche. Que faut-il craindre d’autre?

Un impact négatif pour un nombre croissant de secteurs économiques du pays. L’accord-cadre aurait obligé l’UE à harmoniser avec la Suisse les standards de conformité des produits et des services. Jusqu’à présent, l’Union l’avait fait de manière volontaire, mais cela va s’arrêter. Et sans harmonisation, les entreprises en Suisse devront faire certifier les produits destinés au marché européen, ce qui génère une bureaucratie lourde, des coûts, ainsi que des incertitudes commerciales. Cela aura des conséquences profondes sur l’économie. Le secteur du medtech a été le premier touché en 2021. Ce sera prochainement au tour de l’industrie des machines, probablement en 2023. Les associations faîtières disent que les entreprises commencent à se demander où elles veulent investir: vont-elles ouvrir une nouvelle usine en Argovie, ou plutôt en Allemagne voisine, afin d’éviter les procédures de certification? Ce qui coûterait chez nous des places de travail, souvent assez qualifiées.

Plus de la moitié des professeur·e·s d’université en Suisse sont de nationalité étrangère. Quelle est selon vous la limite acceptable sur un plan politique?

Je ne pense pas qu’on puisse donner de pourcentage. Cela dépend beaucoup de l’institution – on peut difficilement comparer une petite haute école pédagogique et une grande université. Il faut aussi rappeler que nos universités ont toujours été très internationales: nous comptons à Fribourg près de 50% de professeur·e·s d’origine étrangère. Mais on doit faire attention et assurer des perspectives de carrière attrayantes aussi pour la relève suisse.

Les universités veulent s’engager dans la communication et sur les questions politiques. Mais un scientifique étranger qui reste ici seulement quelques années sera peu motivé. Une contradiction?

Je ne vois pas forcément de problème: il partagera peut-être volontiers ses connaissances à l’occasion d’une journée portes ouvertes. C’est plutôt une question de personnalité et de compétence, ainsi que de la motivation à faire d’autres choses que la recherche et l’enseignement au sens étroit du terme. Certains profils sont davantage faits pour la communication que d’autres. Il y a assez de place pour tout le monde.