Dossier

Le Royaume-Uni se voile un peu la face

La Suisse et le Royaume-Uni partagent une méfiance envers l’Europe, une population étrangère importante, ainsi qu’un esprit libéral. Mais les deux pays gèrent bien différemment la démocratie directe, comme le montre le Brexit. Survol avec Sarah Progin-Theuerkauf, spécialiste du droit européen.

L’initiative de limitation de l’immigration du 27 septembre 2020 a été refusée, et nettement. Vous êtes soulagée?

Sarah Progin-Theuerkauf: Comme citoyenne, clairement. L’acceptation de l’initiative aurait entraîné la fin des bilatérales et nos relations avec le reste de l’Europe seraient devenues très compliquées. Sur le plan personnel, j’aurais été moins touchée que d’autres personnes, car j’ai les deux nationalités suisse et allemande… Mais j’avoue que je suis presque un peu déçue en tant que chercheuse en droit, car la nouvelle situation aurait été passionnante du point de vue juridique!

Ce résultat contredit l’approbation en 2014 de l’initiative contre l’immigration de masse… En tant que juriste, trouvez-vous problématique que le peuple change ainsi d’avis après seulement six ans?

Non, au contraire. La démocratie directe est là pour donner au peuple l’occasion d’exprimer son avis, et il peut, bien entendu, en changer. Je soupçonne que beaucoup de gens, en 2014, ont avant tout associé la question de l’immigration aux requérant·e·s d’asile et aux réfugié·e·s en provenance de pays lointains. Aujourd’hui, la population est probablement fatiguée de devoir toujours et encore se prononcer sur ce thème. Le coronavirus a clairement montré à quel point nous sommes dépendants de nos pays voisins, notamment pour tout le personnel médical et infirmier qui travaille dans nos hôpitaux. On l’oublie parfois, mais les personnes étrangères sont avant tout des voisines et voisins de longue date, avec qui on travaille au quotidien et qui, très souvent, parlent la même langue que vous et moi…

Cette votation aurait pu entièrement changer nos relations avec l’Union européenne. Comme celle du Brexit pour le Royaume-Uni en 2016.

Certes, mais la situation n’est pas directement comparable. La Suisse n’étant pas membre de l’UE, ses rapports avec elle sont régis par le droit international public. Les lois européennes ne s’appliquent pas automatiquement ici; elles doivent d’abord être négociées et acceptées avant d’être transposées et intégrées dans le droit suisse. Une reprise automatique n’est, en principe, pas prévue et les accords bilatéraux peuvent être dénoncés. Le Royaume-Uni devait, quant à lui, appliquer le droit supranational européen de manière automatique. Il sort désormais d’une union, c’est un processus juridiquement bien plus complexe, comme un divorce.

La Suisse a eu une deuxième chance. De nombreux Britanniques opposés au Brexit ont réclamé un second vote, mais en vain.

Selon moi, un tel vote aurait probablement été très serré. L’opinion est très partagée; à Londres on entend principalement des gens pro Europe, à la campagne c’est l’inverse. Mais la victoire écrasante des Tories, en décembre 2019, a clairement avalisé la voie du Brexit à tout prix, choisie par Boris Johnson. Ni les travaillistes, ni les libéraux-démocrates ne s’étaient clairement prononcés pour faire machine arrière. Il y avait probablement aussi une grande fatigue du théâtre politique autour de la question européenne. Je pense que les gens ont exprimé une certaine volonté d’avancer et d’en finir.

Des médias ou des politologues britanniques ont-ils relevé le fait que la Suisse, au contraire du Royaume-Uni, a rectifié le tir et préservé ses relations avec l’UE?

Non, pas du tout. Ils ne regardent pas de manière très détaillée ce qui se passe ici. Vous savez, la Suisse surestime souvent l’intérêt que les autres pays lui portent…

Le Royaume-Uni va – enfin – sortir de manière effective de l’UE le 1er janvier 2021. Quels seront les nouveaux rapports avec la Suisse?

Les accords bilatéraux ne concernent plus le Royaume-Uni. Mais la stratégie «Mind the Gap» poursuivie par le Conseil fédéral depuis le vote sur le Brexit a permis de signer un certain nombre d’accords avec le Royaume-Uni, afin de garder un cadre légal similaire à celui des bilatérales. Les deux pays ont réglé des questions sur le transport aérien et routier, les assurances ou encore le commerce.

Et la libre circulation des personnes?

Les Britanniques n’en voulaient plus. La libre circulation des personnes reste en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020. Ensuite, l’accord sur les droits des citoyen·ne·s conclu avec le Royaume-Uni règlera la situation pour les gens qui en ont déjà bénéficié: un·e citoyen·ne suisse s’étant installé·e outre-Manche de manière légale (par exemple via le regroupement familial ou pour raisons professionelles) pourra y rester, et inversement. Mais la situation va entièrement changer pour les personnes souhaitant migrer à partir du 1er janvier 2021. Il n’y aura plus de droit de séjour automatique et il faudra déposer une demande de permis de séjour, justifiée par exemple par le fait d’étudier dans l’autre pays ou d’y avoir un emploi. Les autorités auront une grande marge d’appréciation et pourront évidemment aussi refuser l’octroi du permis.

 

© Martin Parr, KEYSTONE SDA

Il est assez étonnant de voir autant de questions sensibles réglées en moins d’un an. Et par deux pays qui, lorsqu’il s’agit de l’UE, semblent avoir de la peine à avancer…

La situation est très différente. Dans les cas des accords entre la Suisse et le Royaume-Uni, l’intérêt est réciproque. Ce sont deux partenaires égaux et aucun ne force l’autre à adopter ses lois. C’est le résultat d’une diplomatie classique. Les positions ne sont pas les mêmes lorsqu’un pays négocie avec l’UE, bien plus grande et plus forte, qui a tendance à imposer son système juridique. Ceci dit, les négociations ne sont pas terminées: le Conseil national vient d’adopter une nouvelle stratégie appelée «Build the Bridge», dans le but d’intensifier encore ses relations avec le Royaume-Uni.

Les Britanniques vont rejoindre les Suisses en dehors de l’Europe. Cette destinée commune pourrait-elle renforcer leurs relations?

Peut-être un peu, mais il faut être réaliste: nous ne sommes pas un partenaire privilégié du Royaume-Uni. Il s’oriente vers d’autres pays, notamment les Etats-Unis.

Et peut-on espérer que le Brexit facilite nos négociations avec l’UE?

Non. Il consomme énormément de ressources à Bruxelles, dans un processus difficile qui traîne depuis des années. Les Européen·ne·s ne voudront pas négocier autant avec n’importe qui et auront probablement moins de volonté de trouver des compromis et de montrer de la flexibilité envers nous.

Quelles similitudes voyez-vous entre la Suisse et le Royaume-Uni?

Les deux pays sont assez sceptiques envers le processus d’intégration européenne. Ils cultivent un esprit libéral: l’Etat ne doit pas prendre trop de place et la responsabilité individuelle des citoyen·ne·s constitue une valeur très importante.

La Suisse et le Royaume-Uni se distinguent par leurs universités à la pointe de la recherche mondiale. Deux pays d’érudit·e·s, ou d’ingénieur·e·s?

Pas plus que d’autres, je pense. Mais l’éducation britannique est très élitaire: pour aller à Oxford et Cambridge, il vaut mieux avoir suivi une école privée. La société est fortement divisée en classes sociales. L’éducation en Suisse, notamment par sa formation duale, est bien plus ouverte.

Et les différences?

En tant que juriste, je mentionnerai évidemment le système de droit. La Common Law britannique fonctionne de manière totalement différente. Elle se base fortement sur la jurisprudence et comprend donc bien moins de règles écrites qu’ici. Les juges exercent un pouvoir très important. Cela peut aussi créer une certaine incertitude juridique: «Devant le juge et en haute mer, on est entre les mains de Dieu», comme dit le dicton. La Constitution est également moins stable. Elle peut être changée plus rapidement, sans référendum et sans l’approbation des quatre pays composant le Royaume-Uni. Le système juridique britannique est donc plus dynamique que le système helvétique, plutôt stable. En Suisse, on est sûr de ce qu’on a, et cela encourage peut-être un peu moins la prise de risques… L’autre grande différence, c’est la nostalgie de l’ancien Empire britannique, de la puissance mondiale que représentait la Couronne britannique. Le Royaume-Uni veut croire qu’il occupe encore une place spéciale dans le monde, qu’il peut avoir de l’influence tout en restant isolé. A l’opposé, la Suisse est bien consciente du fait qu’elle a besoin des autres et que l’union fait la force, notamment face à des puissances telles que les Etats-Unis ou la Chine. Il est frappant de constater à quel point les gens vivant sur d’autres continents perçoivent de moins en moins les pays qui composent l’Europe de manière in-dividuelle, mais considèrent davantage la région en son entier. Cette perception extérieure aide d’ailleurs à construire l’identité européenne.

Tant le Brexit que l’initiative de limitation sont des conséquences de la question de l’immigration.

Le Royaume-Uni a toujours dû gérer cette question, avec d’importantes communautés originaires des pays du Commonwealth. Il l’a d’ailleurs plutôt bien fait, avec une grande tolérance et un laisser-vivre pragmatique. Avec la libre circulation des personnes, l’immigration en provenance de certains pays de l’UE a augmenté, sans que les autorités soient en mesure de la réguler. Cette perte de souveraineté a fait peur à la population.

A la première occasion, le peuple britannique a choisi de sortir de l’Union européenne. La Suisse a plusieurs fois flirté avec la fin des bilatérales, mais n’a jamais franchi le pas.

Nous avons plus d’expérience avec la démocratie directe. En général, le peuple suisse se montre raisonnable. Il fait assez attention et a moins tendance à se laisser instrumentaliser. Les Suisses veulent d’abord considérer de près ce qu’on leur propose et connaître les conséquences d’une décision. Un vote comme le Brexit n’aurait pas été possible ici, car ce qui allait se passer n’était pas du tout clair. Je ne pense pas que la démocratie directe puisse bien fonctionner partout. Le système à deux ou trois partis qu’on trouve au Royaume-Uni, en France ou aux Etats-Unis a tendance à polariser les discours et donc les positions. A chaque changement de gouvernement, on modifie les lois passées par ses prédécesseurs. Cela crée une politique basée sur la confrontation. Au contraire, la politique en Suisse implique tous les partis, y compris dans l’exécutif, grâce à la formule magique. Les décisions se fondent sur des consensus. Les recommandations du Conseil fédéral lors des votations sont toujours très raisonnables. Certes, tout ceci peut paraître un peu ennuyeux ou monotone et s’avère lent. Mais cela contribue à consolider la confiance entre la population et le gouvernement. Il s’agit d’un aspect très important pour une démocratie directe sans excès.

Le Royaume-Uni a lui aussi une structure gouvernementale complexe, avec les quatre pays qui composent l’union. Peut-on les comparer avec les cantons au sein de la Confédération?

Pas vraiment. Il n’y a pas de processus institutionnel bien établi pour soigner le dialogue entre le gouvernement britannique et celui de chacun des quatre membres de l’union. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas les mêmes droits. L’Ecosse et l’Irlande du Nord ont bien plus d’autonomie que le Pays de Galles. L’Angleterre constitue un cas particulier, car elle n’a pas de parlement distinct de celui du Royaume-Uni. On peut d’ailleurs voir dans son vote en faveur du Brexit la volonté, pour une fois, d’exprimer une voix contraire à celle des trois autres pays. Cette situation hétérogène est à l’opposé de ce que nous avons en Suisse, où les cantons ont tous les mêmes droits et entretiennent des rapports très clairement définis avec la Confédération.

Vous pencher sur le droit et la politique britannique vous a-t-il inspiré dans votre travail sur la situation suisse?

Non, pas vraiment. Je ne trouve pas la virulence et le théâtre de la politique britannique particulièrement inspirants! Cela ne correspond pas à notre culture politique. Avec le Brexit, le Royaume-Uni a perdu de son aura et de son autorité, notamment lorsqu’il a passé, en septembre 2020, une loi sur le marché intérieur qui viole clairement l’accord de sortie conclu avec l’UE au sujet de la douane irlandaise. Ne pas respecter un accord international, cela vous définit clairement comme un partenaire juridique qui n’est pas fiable. Pour moi, cette défiance britannique envers un accord international déjà signé est liée au refus d’accepter la fin de l’Empire. Le Royaume-Uni se voile un peu la face et refuse de voir que la souveraineté nationale, telle qu’on la connaissait il y a cinquante ans, n’existe plus aujourd’hui. Avec la mondialisation, nous sommes devenus tous interdépendants. Et cela a aussi des avantages.

 

MIND THE GAP: Les nouvelles relations helvético-britanniques

Lancée par le Conseil fédéral quatre mois après le Brexit, l’initiative «Mind the Gap» a permis de ratifier sept accords avec le Royaume-Uni en moins d’un an:

  • 17 décembre 2018: transport aérien
  • 25 janvier 2019: transport routier et assurances
  • 11 février 2019: commerce
  • 25 février 2019: droits des citoyen·ne·s
  • 10 juillet 2019: marché du travail (jusqu’à fin 2020) et coopération policière (déclaration d’intention)
  • 31 octobre 2019: assurances sociales (jusqu’à fin 2020).

Notre experte Sarah Progin-­Theuerkauf est professeure ordinaire de droit européen et de droit européen des migrations. Elle mène, entre autres, des recherches sur la libre circulation des personnes en Europe, en Suisse et au Royaume-Uni après le Brexit. Elle a passé un semestre au Center for Transnational Legal Studies à Londres en 2019. Elle est codirectrice du Centre de droits des migrations et a dirigé le projet «The emergence of a European Law on Foreigners» au sein du Pôle de recherche national NCCR-On the move. Elle a également travaillé comme juriste et avocate à Zurich, Genève, Düsseldorf, Bonn, Los Angeles et Bangkok.

sarah.progin-theuerkauf@unifr.ch