Dossier
Brexit: Can't buy me autonomy?
Le vote populaire en faveur de la sortie de l’Union européenne en juin 2016, plus communément appelé Brexit, a penché du côté du camp Leave, notamment grâce à leur campagne construite autour d’un message fort et clair: «reprendre le contrôle».
Un argument particulièrement convaincant et en faveur de ce camp pourrait être que sortir de l’Union européenne, et donc disposer d’un contrôle accru sur la vie politique du Royaume-Uni, permettrait d’atteindre un niveau de prospérité supérieur à une situation où le pays resterait sous l’égide de l’UE. Cependant, cette question de l’impact positif du Brexit sur la prospérité britannique est largement débattue et force est de constater que des coûts importants à court-terme (exemplifiés par la nécessité de s’accommoder à de nouveaux tarifs et règles douaniers, de renégocier des contrats, de gérer des départs d’entreprises, etc.) semblent d’ores et déjà se concrétiser. En 2018, le gouvernement britannique lui-même projetait que, dans 15 ans, un Brexit sans accord mènerait à une baisse du produit intérieur brut (PIB) du Royaume-Uni de 7,6%, et que même une sortie avec un accord de libre-échange réduirait le PIB de 4.9% par rapport à un maintien du pays dans l’UE (Gouvernement britannique, 2018).
Un certain prix à payer
Bien que certain·e·s citoyen·ne·s aient certainement été convaincus par les promesses de partisan·e·s du Brexit que celui-ci n’aurait que des avantages, il est important de constater que 61% des électrices et des électeurs estiment que «des dommages importants à l’économie britannique sont le prix à payer pour faire sortir le Royaume-Uni de l’UE et que ce prix vaut la peine d’être payé» (Smith, The extremists on both sides of the Brexit debate, 2017). En d’autres termes, certains Britanniques semblent être prêts à payer le prix pour «reprendre le contrôle» et à privilégier cette voie, même si rester membre de l’UE menait à des conditions économiques plus favorables.
Il apparaît donc que la logique sous-jacente des électeurs britanniques va à l’encontre de la théorie économique classique, qui postule qu’un individu préfèrera toujours une augmentation de richesse à une réduction. Si quitter l’UE n’engendre aucune amélioration en termes de richesse et de prospérité, les économistes néo-classiques jugeraient une sortie de l’UE génératrice de coûts comme allant à l’encontre d’un processus rationnel de réflexion. Cependant, prendre en considération les effets qu’ont certains facteurs psychologiques, émotionnels et sociaux sur les décisions individuelles – une perspective proposée tant par des psychologues et des philosophes que par des économistes – permet de mieux comprendre le choix des électeurs britanniques en faveur d’une sortie de l’UE, en particulier si l’on pose comme hypothèse que les individus attribuent une valeur à l’autonomie en elle-même. Le lauréat du Prix Nobel Amartya Sen illustre ce phénomène par un exemple: Le bien-être d’une personne qui souffre de la faim en raison de sa pauvreté est diamétralement opposé à celui d’un riche moine qui décide de jeûner et de vivre dans la pauvreté. Bien que le résultat soit identique (faim et pauvreté), le moine dispose d’une autonomie sur sa décision, tandis que la personne subissant la pauvreté n’est pas en mesure de décider de son sort. De la même manière, la décision de quitter l’UE suggère que l’autonomie qui en résulte n’est pas seulement privilégiée parce qu’elle permet une plus grande autodétermination et donc une situation économique potentiellement meilleure (valeur instrumentale), mais également parce que les citoyen·ne·s attachent à l’autonomie et au contrôle une valeur intrinsèque et les considèrent comme des biens immatériaux.
Autonomie chérie
Afin de mieux comprendre le comportement humain, il est donc essentiel de bien prendre en compte et mesurer ces préférences intrinsèques pour l’autonomie. Dans une expérience menée par Bartling, Fehr & Herz (The intrinsic value of decision rights, 2014), les auteurs constatent que les participant·e·s à l'étude sont effectivement prêts à payer un prix, sous la forme de réduction de revenus, pour se maintenir dans le rôle de la personne qui prend les décisions plutôt que de laisser d'autres personnes prendre des décisions à leur place. Si les participant·e·s avaient choisi de déléguer leur droit de décision à un·e autre participant·e, leurs revenus auraient augmenté en moyenne de 16.7%. Les conclusions d'autres chercheuses et chercheurs corroborent ce résultat.
A l’évidence, le comportement dans les urnes et les préférences des citoyen·ne·s britanniques lors du référendum sur le Brexit ont été influencés par une multitude de facteurs. Néanmoins, la rhétorique utilisée dans le cadre de la campagne en faveur d’une sortie de l'UE, ainsi que les éléments de preuve cités ci-dessus, suggèrent que la préférence des individus pour l’autonomie y a probablement joué un rôle important.
Etre son propre patron
Cette préférence pour l’autonomie ne s’applique de surcroît pas uniquement aux décisions de vote. En effet, en 2000, dans le Journal of Political economy, Barton Hamilton observe un paradoxe intéressant: Empiriquement, le revenu médian des travailleuses et travailleurs indépendants est inférieur d'environ 35 % à celui des salarié·e·s, et ce pour un même niveau de qualification. Il apparaît donc que «des avantages non pécuniaires, comme le fait d'être son propre patron» – c’est-à-dire être autonome – et qui n’existent que lorsqu’un travailleur est indépendant, puissent expliquer ce différentiel de revenu.
En outre, il semble que les individus n'accordent pas seulement une valeur intrinsèque à l'autonomie, mais également au pouvoir, c'est-à-dire à la capacité d'influer directement sur le résultat ou la situation d’autres personnes. Une autre question politique propre au Royaume-Uni illustre bien ce point: Alors qu’une majorité du peuple britannique a préféré quitter l'UE afin de retrouver plus d'autonomie, 4 électeurs anglais sur 5 ne soutiennent pas l'indépendance de l'Ecosse (Curtice et Montagu, British social attitudes survey. National Centre for Social Research, 2017), ce qui va manifestement à l’encontre des souhaits de la population écossaise, qui semble de plus en plus favorable à l'indépendance depuis le vote sur le Brexit.
Une préférence intrinsèque pour le pouvoir et l'autonomie est un phénomène scientifiquement observé et largement documenté. En revanche, notre connaissance des déterminants sous-jacents à ces préférences, ainsi que les facteurs liés à celles-ci, tels que des valeurs culturelles, nationales et politiques, n’est que lacunaire. Or, ces thématiques font partie des recherches menées par la Chaire d'économie industrielle de l'Université de Fribourg. Les résultats pourraient avoir des implications importantes pour l'avenir de l'Union européenne. En effet, des forces politiques qui ont le vent en poupe dans plusieurs pays, tels que la Hongrie, la Pologne et l'Italie aspirent à plus d'autonomie, voire à une sortie complète de l'UE. Appliqués à la Suisse, ces résultats revêtent une importance considérable non seulement du fait de l’interdépendance de la Confédération et de l’Union européenne, mais également parce que la Suisse constitue un ensemble politique multiculturel et plurilingue qui implique certainement des préférences variées pour l’autonomie et où un vivre ensemble harmonieux dépend de la prise en considération de cette diversité. Il est donc essentiel de comprendre comment les traits culturels et/ou nationaux interagissent et déterminent les préférences intrinsèques en matière d'autonomie, afin de permettre aux gouvernements d’adapter leurs institutions de manière à ce qu’elles soient et restent au service de l’intérêt, ainsi que des aspirations des citoyen·ne·s.
Notre expert Le Professeur Holger Herz est bénéficiaire d'un Starting Grant du Conseil européen de la recherche (ERC).Dans le cadre de ce projet, débuté en mars 2019, il cherche à mieux comprendre les préférences en matière de pouvoir et d’autonomie, ainsi que leurs facteurs sous-jacents, à découvrir en quoi ils diffèrent selon les cultures et les personnes, et comment ils affectent les structures organisationnelles.
Notre expert Arnaud Gougler est doctorant. Dans le cadre du projet ERC, sa recherche se concentre sur les réactions comportementales au contrôle et à l’autonomie dans les structures organisationnelles et leur impact sur l’efficacité des organisations.
Notre expert Leander Kopp est doctorant. Dans le cadre du projet ERC, sa recherche se concentre sur la mesure de la valeur du pouvoir et de l’autonomie, ainsi que des fondements de ces préférences.