Portrait

Les clés de la liberté

Durant plus de trente ans, Brigitte Pythoud a mené un combat acharné contre l’illettrisme. Depuis la fin 2020, la fondatrice de l’Association Lire et Ecrire est à la retraite. Cette ancienne étudiante de l’Unifr la passera à réaliser cent rêves.

Lorsqu’elle était enfant, à Cologne, Brigitte Pythoud se rendait tous les lundis à la bibliothèque. «J’empruntais sept livres, que je rendais le lundi suivant.» Quant à l’écriture, «aujourd’hui encore, elle m’aide à clarifier mes pensées». On n’a aucune peine à imaginer la dynamique sexagénaire au look décontracté, attablée devant un petit carnet, en train de coucher ses idées sur le papier. Lorsqu’on le lui fait remarquer, elle rit: «En fait, j’écris principalement sur l’ordinateur! Je fais partie de la génération de gauchers qu’on a forcée à écrire de la main droite; du coup, je ne suis pas très à l’aise en mode manuscrit.»

La fondatrice de l’Association Lire et Ecrire en est convaincue: maîtriser la lecture, l’écriture et le calcul «constitue la clé de la liberté». Couplée à son amour des lettres, cette certitude a alimenté son combat durant plus de 30 ans passés à la tête de la structure basée à Dompierre. Une association dont elle a lâché les rênes fin 2020 pour prendre sa retraite.

800’000 personnes concernées

Petit retour en arrière, à la fin des années 1970. Etudiante en travail social à l’Université de Fribourg, Brigitte Pythoud arrondit ses fins de mois dans un foyer pour apprenti·es. Un jour, l’un des résidents lui raconte avoir passé la soirée précédente à lire. «Qu’as-tu lu?», demande-t-elle. «Une page!», répond-il. «Ce qui m’a surprise, ce n’est pas tant le fait que ce jeune homme soit illettré, c’est le fait que cela me touche autant», se souvient celle qui est arrivée en Suisse avec sa famille en 1971.

A partir de là, tout s’enchaîne. La jeune femme consacre son travail de mémoire à l’illettrisme puis, en 1988, fonde une association visant à lutter contre ce fléau qui touche quelque 800’000 personnes en terre helvétique (selon des chiffres datant de 2003). Désormais, Lire et Ecrire compte six sections réparties dans l’ensemble de la Suisse romande, ainsi que plus de 40 lieux de cours, 80 formatrices et formateurs à temps partiel et une quarantaine d’employé·es permanent·es. En trois décennies, ce sont quelque 27’000 personnes qui ont eu accès à des formations. «Je suis convaincue que chacune d’entre elles a acquis davantage d’autonomie dans sa vie.»

 

© STEMUTZ
Le tabou demeure

Mais au fond, à l’ère des grandes théories sur l’accès à l’éducation pour toutes et tous, ce combat demeure-t-il pertinent? «Si l’on définit l’illettrisme comme le décalage entre les connaissances acquises et celles qu’exige la société, alors oui, le combat est plus pertinent que jamais.» En effet, «avec le boom des nouvelles technologies, ce décalage est plutôt en augmentation qu’en baisse». Par ailleurs, «même si l’illettrisme a gagné en visibilité grâce à notre association, il reste un sujet hautement tabou pour les personnes concernées». A noter qu’en Suisse, l’évolution récente du taux d’illettrisme n’est pas connue, «car la dernière étude d’envergure date d’une vingtaine d’années».

L’une des craintes que nourrissent actuellement les personnes qui luttent pour l’accès généralisé aux connaissances de base, c’est que «le tabou dont souffre l’illettrisme s’étende aux compétences numériques». Pour l’instant, «il est encore considéré comme acceptable d’avoir de la peine à faire certaines démarches en ligne ou à télécharger des formulaires». Mais d’ici quel­ques années, «on n’osera plus demander de l’aide dans ce domaine, ce qui pourra s’avérer très pénalisant». Brigitte Pythoud donne l’exemple des procédures administratives: «Les surcoûts des démarches papier sont d’ores et déjà importantes.»

Cent rêves pour la retraite

En plus d’avoir contribué à faire sortir de l’ombre le problème de l’illettrisme dans notre pays, l’Association Lire et Ecrire peut se targuer d’autres jolis succès, notamment au niveau législatif. Ainsi, depuis 2012, le combat contre l’illettrisme est inscrit dans La loi fédérale sur l’encouragement de la culture. Cinq ans plus tard, il a également fait son entrée dans La loi fédérale pour la formation continue, qui porte une attention particulière à la promotion des compétences de base des adultes. Et en 2020, comme pour saluer le départ à la retraite de Brigitte Pythoud, le soutien financier alloué à cette promotion a triplé.

Même s’il reste «énormément de choses à faire» dans la lutte contre l’illettrisme, la Fribourgeoise d’adoption peut donc passer à une nouvelle étape de sa vie en ayant la conscience tranquille, celle de s’être engagée sans relâche pour une cause «qui fait vraiment sens». Pas question pour autant de se tourner les pouces. «Ma retraite, je l’ai soigneusement préparée durant deux ans», confie-t-elle. Au programme, une liste de cent rêves que Brigitte Pythoud souhaite réa­liser ces prochaines années. Parmi eux? Ecrire tous les jours un mot gentil à quel­qu’un sans rien attendre en retour, dormir chaque année au moins une fois à la belle étoile ou encore fabriquer un sapin de Noël avec du bois flottant trouvé au bord de la mer. Après tout, son rêve avec un grand R, celui d’œuvrer pour un monde plus juste, elle l’a déjà réalisé.

 

Née à Cologne en 1956, Brigitte Pythoud a déménagé en Suisse (plus précisément au Tessin) en 1971. Après avoir décroché sa maturité à Lugano, elle a entamé des études de travail social à l’Unifr, qui ont débouché sur un mémoire consacré à l’illettrisme. En 1988, elle a fondé l’Association Lire et Ecrire. Huit ans plus tard, elle a donné naissance à sa fille. Depuis la fin 2020, Brigitte Pythoud est à la retraite et se consacre à ses cent rêves.