Recherche & Enseignement

Quand la lettre devient l’objet de l’analyse

Remis sous le feu des projecteurs au XXe siècle par Apollinaire, les jeux de lettres et d’esprit – rebaptisés calligrammes par le poète français – sont aussi vieux que la littérature. La Professeure Marion Uhlig et son équipe planchent sur une monographie portant sur la poésie manuscrite française entre le XIIe et le XVIe siècle.

C’est un visage aux contours schématisés, coiffé d’un grand chapeau. De loin, il ressemble à l’une de ces esquisses en noir et blanc que réalisent les peintres avant de se lancer dans une œuvre sur toile. Lorsqu’on s’approche, on constate néanmoins que le trait du dessin, loin d’être épuré et continu, est constitué d’éléments disparates. Ces éléments, dont la forme varie, sont des lettres manuscrites qui forment un texte. Il faut presque coller le nez à la feuille pour déchiffrer ce qui s’avère être un poème: «Reconnais-toi. Cette adorable personne c’est toi. Sous le grand chapeau canotier voici l’ovale de ta figure. Œil, nez, bouche. Ton cou exquis. Voici enfin l’imparfaite image de ton buste adoré vu comme à travers un nuage. Un peu plus bas c’est ton cœur qui bat.»

«La femme au chapeau», réalisée en 1915 par Guillaume Apollinaire, est l’un des exemples les plus connus de calligrammes, ces poèmes dont la disposition des vers sur la page forme un dessin. C’est d’ailleurs le poète français lui-même qui est à l’origine du mot, une contraction de calligraphie et idéogramme, qui apparaît dans un recueil publié en 1918. Et pourtant, la pratique du calligramme est beaucoup plus ancienne. «De tout temps et dans toutes les langues, on a cherché à sortir de la linéarité de l’écrit», rapporte Marion Uhlig, professeure au sein du Département de français de l’Université de Fribourg. Les calligrammes avaient d’ailleurs leur équivalent au Moyen Age, les carmina figurata. La «star» Apollinaire a lui aussi son pendant médiéval, le moine bénédictin germanique Raban Maur.

Des possibilités infinies

Cette lutte intemporelle «contre l’arbitraire du signe» ne se limite pas à la technique du calligramme, précise Marion Uhlig. Soucieux de montrer que les lettres peuvent aussi être déterminées par des formes ou des sons, les poètes ont, au fil de l’histoire, rivalisé de créativité: rébus, acrostiches, palindromes, lipogrammes, tautogrammes, abécédaires, etc. «Les possibilités sont infinies!», s’émerveille la spécialiste. C’est justement pour laisser la porte ouverte à un large éventail de poèmes que l’équipe de chercheurs dirigée par Marion Uhlig a choisi d’utiliser le terme «jeux de lettres et d’esprit» pour les qualifier. Financé par le FNS, ce projet de 4 ans a pour mission centrale «la rédaction d’une monographie sur les jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite française entre le XIIe et le XVIe siècle». A noter qu’à partir de septembre, un membre de l’équipe présentera chaque mois, de façon légère et ludique, un poème dans la revue en ligne de l’Unifr Alma&Georges.

«Je trouve l’analyse de la littérature médiévale beaucoup plus intéressante, lorsqu’elle prend en compte la forme originale des écrits, notamment leurs supports tels que les manuscrits, confie la professeure. Pourquoi ne pas aller plus loin et s’intéresser à la lettre en elle-même? Elle deviendrait alors l’objet de l’analyse. Parallèlement, j’avais envie de mettre en valeur l’énorme potentiel des chercheurs qui m’entourent à l’Université. C’est de là qu’est partie la recherche.» Outre Marion Uhlig, un post-doctorant et un doctorant, l’équipe compte trois collaborateurs nationaux et internationaux disposant de compétences spécifiques, telles que la philologie, l’édition de textes ou encore la linguistique.

 

Raban Maur, Liber de laudibus sanctae crucis, Berne, Bürgerbibliothek 9, 11v (début XIe siècle), «Symboles des évangélistes»© e-codices.unifr.ch
Sublimer la langue des hommes

Sans surprise, l’un des buts des chercheurs est de comprendre à quoi servaient ces jeux de lettres. «Ils sont tellement élaborés qu’il ne peut pas s’agir d’une démarche gratuite!» A ce stade, Marion Uhlig et ses collègues envisagent deux hypothèses. D’une part, la particularité de ces poésies – par exemple leur agencement visuel ou sonore – «a une fonction d’auto-commentaire. Ces textes se donnent à voir, mais sont tellement compliqués qu’ils contiennent leurs propres clés de lecture». Reste que, même s’ils incluent ces espèces de notes de bas de page, les jeux de lettres et d’esprit n’en demeurent pas moins un type de poésie qui engage le lecteur. «Ils sont difficiles à écrire et difficiles à lire», résume la chercheuse.

Quid de la seconde hypothèse? «Nous pensons qu’il s’agit de textes qui cherchent à sublimer la langue des hommes, afin d’approcher la langue de Dieu.» En effet, la majorité de ces poèmes s’adressent à la Vierge. Marion Uhlig précise qu’à l’époque, «les louanges mariales étaient très représentées en littérature», parce que la Vierge était considérée comme une médiatrice entre les hommes et Dieu. Par ailleurs, en tant que mère du Christ, «la Vierge est symboliquement la mère du Verbe». Marie n’est d’ailleurs pas la seule femme à être mise en avant dans ces poèmes: c’est le cas aussi de nombreuses saintes, ainsi que de dames courtoises. «Il y a un réel effort de valorisation des figures féminines dans ces textes», qui saute particulièrement aux yeux dans le contexte actuel de revendications féministes. Les jeux de lettres et d’esprit médiévaux n’étaient cependant pas réservés aux seules louanges de la Vierge ou des femmes. «On y rencontre des sujets politiques, amoureux, satiriques, érotiques, voire scatologiques.»

Exposition virtuelle

Lorsqu’elle évoque son domaine de recherche, Marion Uhlig fait preuve d’un enthousiasme contagieux. Aussi complexes soient-ils – il n’est pas rare qu’un mois entier
de travail soit nécessaire à l’analyse en profondeur d’un calligramme –, les jeux de lettres et d’esprit constituent une matière «extrêmement variée et souvent très drôle»! Après avoir déniché un nouveau texte, les chercheurs commencent par le lire et le traduire (de l’ancien français au français moderne). «Il ne faut pas oublier que les versions dont nous disposons sont souvent des copies. Nous sommes donc tributaires de la qualité du travail des copistes. Parfois, les poèmes sont quasiment illisibles, notamment parce que le copiste n’a pas compris le calligramme.» La chercheuse et ses collègues tentent ensuite de «cerner le contexte dans lequel a été écrit le texte», avant d’entamer «une espèce de jeu de piste pour comprendre le fonctionnement du poème. Et son sens».

Outre la monographie sur les jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français entre le XIIe et le XVIe siècle, les chercheurs réunis autour de Marion Uhlig prévoient la publication d’une anthologie critique des abécédaires poétiques en français (de la même époque) et la rédaction d’une thèse de doctorat sur l’un des plus grands acrobates des lettres au XIIIe siècle, le poète Rutebeuf. Sans oublier la mise sur pied d’«une exposition réelle et virtuelle des plus beaux jeux de lettres conservés dans les bibliothèques suisses, toutes langues et époques confondues». Le volet numérique de l’exposition sera organisé en collaboration avec la bibliothèque virtuelle e-codices, en vue d’un hébergement sur son site web. Les visiteurs-internautes auront accès à des commentaires détaillés leur permettant de s’approprier les poèmes. «Nous aimerions également faire des ponts entre les différentes époques, par exemple en comparant Raban Maur avec Apollinaire.» Un saut de puce de mille ans entre les deux champions du calligramme rendu possible par la technologie.

 

Le who’s who des jeux de lettres

  • Abécédaire: poème dont chaque strophe ou séquence débute par une lettre selon l’ordre alphabétique
  • Acrostiche: poème ou strophe où, lues verticalement, les premières lettres de chaque ligne composent un mot ou une phrase
  • Allographes: suite de lettres qui n’ont de sens que si on les prononce les unes à la suite des autres
  • Calligramme: poème dont la disposition graphique forme un dessin
  • Carmen figuratum: poèmes dont les mots esquissent une forme
  • Carmen quadratum: poème avec autant de lettres par vers que de vers
  • Lipogramme: poème dont sont exclues certaines lettres
  • Palindrome: poème ou mot qui peut se lire de façon identique de gauche à droite ou de droite à gauche
  • Pangramme: court poème dont chaque mot débute par une lettre selon l’ordre alphabétique
  • Rébus: jeu de mots et de dessins qui, interprétés, donnent les syllabes permettant de constituer une phrase ou un mot
  • Tautogramme: poème dont tous les mots commencent par la même lettre
  • Versus concordantes: vers qui partagent les mots qui les composent avec d’autres vers ou vers qui offrent plusieurs possibilités de lecture simultanées

Notre experte Marion Uhlig est professeure au sein du Département de français de l’Université de Fribourg. Elle dirige le projet de recherche «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe–XVIe siècle)», financé par le FNSRS. En plus de Mme Uhlig, l’équipe de recherche est composée d’un partenaire national, Olivier Collet (Unige), de deux partenaires internationaux, Yan Greub (ATILF-Université de Nancy, Université de Neuchâtel) et Pierre-Marie Joris (Université de Poitiers), d’un doctorant, David Moos (Unifr), et d’un post-doctorant, Thibaut Radomme (Unifr).

marion.uhlig@unifr.ch