Dossier

La montagne philosophique

Deux philosophes, Laurent Cesalli et Gianfranco Soldati, dialoguent à propos de leur expérience de la montagne et se livrent à une tentative d’analyse philosophique de leur ressenti. L’un fut longtemps guide de haute montagne avant d’enseigner la philosophie, l’autre n’hésite pas à chausser les crampons ou la peau de phoque pour longer des arêtes escarpées.

Qu’est-ce qui vous motive à faire de la haute montagne?

Gianfranco Soldati: Pour la grande majorité des alpinistes, l’essentiel est d’atteindre le sommet. Je fais partie des personnes non obsédées par les sommets. Je peux m’arrêter en-dessous.

Laurent Cesalli: Nous avons quand même fait le Breithorn, un 4000 mètres, ensemble!

Gianfranco Soldati: Oui, mais je longe plus souvent des arêtes à moindre altitude, tandis que toi, tu es un alpiniste de l’extrême!

Laurent Cesalli: Atteindre le sommet est important pour moi, mais cela n’est pas non plus une valeur absolue. Si c’était le cas, je ne serais plus de ce monde. Le plus important reste l’expérience vécue en montagne, puis de pouvoir rentrer à la maison! Je pense que je vais chercher en montagne une forme de pureté, de simplicité et de vérité.

Gianfranco Soldati: La nature de la montagne est d’une richesse et d’une complexité inégalables. On peut y vivre une expérience totale, mettant en jeu les dimensions physique, cognitive, existentielle, morale, métaphysique, esthétique…

Laurent Cesalli: La radicalité est le concept qui me semble définir le mieux la montagne. Quand on va en montagne – et peu importe la hauteur de la montagne – on sort de sa zone de confort et on s’engage avec son corps et son esprit dans quelque chose qui ne laisse aucune place à la dissimulation, au paraître, à la prétention. On est très vite confronté à une forme radicale de réalité qui nous est donnée par nos limites physiques, les contraintes imposées par la nature, les conditions météorologiques, le
danger objectif et la peur.

Gianfranco Soldati:  Je cherche aussi en montagne à me sentir libre par rapport à la société. Je me retrouve dans un état de solitude profonde devant le monde. Cela fait peur et cela représente en même temps un défi devant l’espace immense de liberté qui s’ouvre. Quand je sens que je ne suis plus atteignable et ne peux plus contacter personne, parce qu’il n’y a plus de réseau, je réalise une expérience existentielle, peut-être liée à l’idée du sauvage…

Laurent Cesalli: Dès qu’on franchit une certaine frontière en montagne, on est à poil, même avec une doudoune et des chaussures de ski aux pieds. Plus on s’engage, plus le sentiment de nudité augmente. Je vais souvent seul en montagne, pour des raisons de temps et d’organisation, et très souvent je ne prends pas mon téléphone, volontairement. Pour moi aussi, c’est un plaisir énorme de me retrouver seul face à moi-même et à la montagne; cela me nourrit de façon existentielle.

Vous voilà déjà très haut!  En vous suivant à moyenne altitude, je vous crierais de loin: quel est le lien entre la course en montagne et la réflexion philosophique? 

Gianfranco Soldati: Il y a un lien dans le sens où une des motivations principales de toutes nos actions est donnée par la détermination d’une certaine finalité. La volonté d’élaborer une réflexion ou de mener à bout un texte philosophique peut se comparer au but qu’on se fixe en allant en montagne. Ne pas atteindre cette finalité constitue une raison pour se poser des questions sur la nature de ce que l’on voulait atteindre, que ce soit en alpinisme, en réflexion philosophique ou dans n’importe quelle autre activité.

Laurent Cesalli: Pour moi, ce lien a été longtemps obscur. Dans l’ordre chronologique, j’ai d’abord été attiré par la montagne, puis par la philosophie. Le lien s’est fait beaucoup plus tard, quand je me suis demandé pourquoi j’aimais autant les deux. Aujourd’hui, je crois que le point commun entre ce que l’on vit en montagne et ce que l’on fait en philosophie, c’est la radicalité. En philosophie, on va chercher les questions les plus générales, les plus fondamentales, les plus radicales en tentant d’obtenir les réponses les plus simples, les plus claires, les plus pertinentes.

Gianfranco Soldati: Quand je pense à la montagne de manière philosophique, c’est l’aspect cognitif du jugement qui me semble le plus important. Dans nos actions de tous les jours, nous sommes sans cesse en train d’évaluer les situations en faisant des jugements pour pouvoir agir. Or toute action comporte une part d’incertitude, un risque. Mais le risque est moins important dans les actions courantes qu’en montagne où notre existence est en jeu; en cas de dépassement de certaines limites et de mauvaise évaluation des risques, c’est la mort qui survient.

Laurent Cesalli: Effectivement, l’engagement existentiel est flagrant en montagne; il y est plus intense que dans la moyenne des activités. Tous les week-ends ou presque, des gens y trouvent la mort. La menace est directe et la sanction immédiate. D’ailleurs, le danger n’est pas seulement lié aux risques extérieurs ou à nos limites physiques, mais aussi à nos réactions psychiques. Lorsque nous réussis-sons à dominer tous les risques et à nous surpasser physiquement, en atteignant une sorte d’état de grâce, nous pouvons être amenés à vivre dans une illusion de toute--puissance dont il faut se méfier, car c’est jouissif autant que mortellement dangereux.

 

Weisshorn (VS) © marcovolken.ch

Pour vous, il y a donc une certaine ressemblance entre l’ascension de la montagne et la marche vers les sommets de la pensée philosophique. Mais aussi des différences…

Gianfranco Soldati: Les philosophes courent des risques, mais moins radicalement qu’en montagne: ils ne risquent pas de mourir en tombant du haut d’une réflexion.

Laurent Cesalli: Je n’en suis pas si sûr. Il y a différentes façons de mourir. On peut cesser de vivre purement et simplement, mais on peut aussi mourir au monde pour d’autres raisons: un artiste qui échoue, un philosophe qui se décrédibilise, un politicien qui subit un scandale… La différence est qu’on ne peut pas faire de répétition en montagne. Il y a un entraînement physique et technique possible, mais le jour où l’on est dans la paroi, c’est toujours du pur ici et maintenant, la retraite est souvent très délicate, voire impossible et l’erreur pardonne rarement. A l’inverse de l’alpinisme, la philosophie nous engage dans des marches qui n’en finissent pas, vers des sommets qui ne sont jamais atteints! Heureusement, il y a les cours et les conférences, qui ont un début et une fin, quelque chose comme une sanction immédiate, même si cette sanction n’est pas aussi simple et nette qu’à la montagne…

Gianfranco Soldati: C’est vrai qu’en philosophie on s’engage parfois dans des endroits qui sont risqués, on emprunte des itinéraires qui paraissaient peu plausibles, on occupe des positions qui peuvent paraître radicales. On le fait avec une certaine appréhension. Comme on a peur de se casser la figure en montagne, par analogie, on a peur de commettre une erreur qui nous mettrait à nu en écrivant un papier philosophique. Il me semble qu’en faisant des propositions philosophiques, on évalue constamment les risques que l’on prend, comme à la montagne. Quand je vais en peau de phoque, j’évalue les risques objectifs d’avalanche dans le détail. Je descends certaines pentes que d’autres considéreraient comme trop risquées, mais je le fais en essayant d’inclure le risque dans les considérations rationnelles qui sont à la base de mon évaluation. J’essaye d’apprivoiser le risque par la raison.

Laurent Cesalli: Cela me semble presque trop optimiste. C’est Werner Munter, l’un des papes de la connaissance de la neige et des avalanches, qui disait, je crois: «Expert, n’oublie pas que l’avalanche ne sait pas que tu es un expert!» Lorsqu’il s’agit de décider si l’on va skier une pente ou non, il y a une part de connaissance théorique qui nous permet de consolider notre jugement. Mais il y a aussi un point où le jugement s’arrête. A un moment donné, ce qui fait la différence, ce qui nous incite à nous engager ou non, c’est quelque chose qui est de l’ordre du sentiment, ou de l’instinct, plus que du jugement.

Gianfranco Soldati:  Quand je suis avec des guides et leur demande pourquoi ils vont dans tel passage et qu’ils me répondent: «Parce que je le sens», j’ai toujours envie de m’en aller! Plaisanterie à part, je suis d’accord avec toi. Même si j’ai un plan, il y a toujours des éléments que je ne peux pas contrôler. L’inconscience consisterait à ne pas prendre en considération des risques évitables par la raison ou la connaissance. Mais l’action comporte toujours une part d’incertitude, un risque incalculable. Nous avons une capacité de gérer le risque, mais qui est limitée. C’est la grande différence entre raison théorique et raison pratique: nous n’avons pas un contrôle total sur l’exécution de l’action par la raison. La beauté de la montagne ne consiste-t-elle pas à faire cette expérience d’humilité? Ne nous apprend-elle pas à concevoir les limites de l’emprise de la raison théorique sur le Monde, et, à partir de là, à faire confiance au Monde?

L’expérience de la montagne vous amène à philosopher! Pouvons-nous aborder un autre aspect: êtes-vous sensibles à la montagne d’un point de vue esthétique?

Gianfranco Soldati: Tout dépend des critères de beauté qu’on attribue à la montagne. Je suis originaire du Tessin et je sais qu’un de ces critères, pour les paysans locaux, était le caractère effrayant de la montagne. La beauté résidait dans l’inaccessibilité de la montagne et par conséquent le grand respect qu’on lui vouait.

Laurent Cesalli: Est-ce moins beau maintenant?

Gianfranco Soldati: Non, c’est différent. Dès le moment où l’on accède à la montagne, on la photographie et on la montre à ses amis, la perception de sa valeur esthétique change.

Laurent Cesalli: Le caractère inaccessible ne persiste-t-il pas dans notre perception, lorsqu’on est au bas de la montagne et qu’on se dit: «C’est effrayant, je n’y arriverai jamais.» Est-ce qu’on ne ressent pas cette frayeur devant l’inaccessible, à ce moment-là?

Gianfranco Soldati: Oui, parce que nous sommes de vieux romantiques! Mais aujourd’hui tout le monde ne ressent plus cela comme nous.

Que pensez-vous de la projection de messages de solidarité sur la face du Cervin visibles depuis la ville de Zermatt, lors de la crise sanitaire (Covid-19)? – Et que pensez-vous des constructions qui facilitent l’accès à la montagne?

Laurent Cesalli: Cette projection sur le Cervin ne m’a pas choqué. On a utilisé la montagne comme support pour faire passer à la fois un message d’espoir et un message publicitaire pour la station de Zermatt. Mais je ne peux pas dire que cela dénature la montagne. En revanche, je peux être choqué lorsque l’on touche à l’intégrité physique de la montagne.

Gianfranco Soldati: Dès le moment où des milliers de gens ont effectué l’ascension du Cervin, le fait de rendre accessible la montagne en en faisant un objet de pub n’est plus si choquant. A la limite, je ne serais pas choqué non plus par une construction dans la montagne.

Laurent Cesalli: Ah, non! Cela dénaturerait la montagne durablement!

Gianfranco Soldati:  Mais tu ne vas pas me dire qu’en mettant une belle construction sur la montagne, cela détruirait sa beauté au sens de l’expérience de l’inaccessible.

Laurent Cesalli: Si! Peu importe ce qui est construit, un refuge, un bowling ou une station de téléphérique conçue par Renzo Piano au sommet de la Jungfrau, ce serait dénaturer la montagne.

Gianfranco Soldati:  Si l’inaccessibilité est une propriété du beau de la montagne, alors je comprends que ce beau soit détruit en rendant celle-ci trivialement accessible. Mais si on changeait la ligne de la Jungfrau avec une construction, serait-ce laid?

Laurent Cesalli: Je n’ai pas dit beau ou laid, mais dénaturé. On dénature en ajoutant quelque chose, qui n’en fait pas partie, à un milieu naturel. Entre parenthèses, ce serait certainement moche, mais c’est un autre débat!

Gianfranco Soldati: D’accord. Mais je ne pense pas qu’une construction sur le sommet plat du Mönch, ce serait moche! De plus, la dénaturation se produit déjà partout où il y a une présence humaine.

Laurent Cesalli: Il y a des endroits où il est acceptable de construire, même si on dénature souvent l’environnement en construisant n’importe quoi. Où est la limite? Typiquement, pour moi, le sommet est l’endroit où il ne faut pas construire. Car on changerait la nature d’un point remarquable, on se priverait de la possibilité de l’expérience radicale qu’offre ce point précis de la montagne. 

 

Notre expert Laurent Cesalli   est professeur au Département de philosophie de l’Université de Genève. Après des études de philosophie à l’Université de Fribourg, il devient guide de montagne en 1997. Il exerce cette profession à temps partiel pendant une quinzaine d’années, avant de devenir professeur de philosophie médiévale en 2014. Il est co-auteur du livre Faces à Faces (Ed. Solar, Paris, 2003) et co-éditeur du Grundriss der Geschichte der Philosophie (Ueberweg).

laurent.cesalli@unige.ch

Notre expert Gianfranco Soldati est professeur au Département de philosophie de l’Université de Fribourg. Licencié en lettres à l’Université de Genève, il obtient son doctorat en philosophie et son habilitation à l’Université de Tübingen. Depuis 2000, il est professeur titulaire de la Chaire de philosophie moderne et contemporaine de l’Université de Fribourg. Spécialisé en épistémologie et phénoménologie, il s’intéresse à l’analyse philosophique de l’expérience.

gianfranco.soldati@unifr.ch