Dossier

Heidiland: Entre nationalisme et ouverture sur le monde

Les Helvètes peinent à se défaire de leur image de montagnard·e·s. Construite et subtilement entretenue depuis le tournant du XXe siècle, la vision stéréotypée d’un pays alpestre cohabite – plus ou moins harmonieusement – avec celle d’une Suisse dispensant son expertise glaciologique et cartographique à travers la planète.

Deux tiers des Helvètes vivent sur le Plateau. Et pourtant, dans l’imaginaire collectif international, les habitant·e·s de la Suisse sont assimilé·e·s à des montagnard·e·s résidant dans des chalets. Cette image stéréotypée d’un pays alpestre a encore de belles années devant elle, d’autant qu’elle est savamment entretenue par les producteurs nationaux de chocolat, prestataires d’offres touristiques et autres fabricants de couteaux.

«Le stéréotype des Suisses montagnards, vivant dans le décor pur des glaciers, s’est développé au tournant du XXe siècle, dans le contexte de la montée du nationalisme», explique Claude Hauser. Des intellectuels tels que Robert de Traz et Gonzague de Reynold, soucieux de protéger l’indépendance du pays face à l’étranger, «s’attèlent à fixer cette imagerie qui sera à la source du ‹Sonderfall›, la construction d’une identité helvétique spécifique», précise le professeur d’histoire contemporaine de l’Unifr. «Au fond, il s’agit d’une réaction à la modernité et à l’ouverture.» Un mouvement auquel adhèrent rapidement les défenseurs du patrimoine, qui voient d’un mauvais œil «le début de la ‹défiguration des Alpes›, causée notamment par la construction des pylônes électriques et des premières remontées mécaniques».

Conclure que le rapport de notre pays aux montagnes est le miroir de son renfermement sur soi, ainsi que de ses valeurs conservatrices, est tentant. «Pas si vite», avertit Claude Hauser. Car parallèlement à cet élan alpestre nationaliste, qui s’est poursuivi au-delà de la Seconde Guerre Mondiale, «on a vu émerger un mouvement de mondialisation de la montagne, dans lequel les Suisses ont joué un grand rôle».

Des réseaux étroitement imbriqués d’acteurs issus des domaines sportif, culturel et scientifique suisses «ont investi le territoire des autres montagnes du monde et ouvert, par le partage de leurs pratiques et la circulation de leurs savoirs, les horizons de la symbolique alpine vers des valeurs plus universelles». Ce double mouvement helvétique de repli sur soi et d’ouverture – à travers la montagne –, Claude Hauser a décidé de l’explorer plus avant dans des travaux de recherche, assisté par Mathieu Musy (voir encadré).

Expertise scientifique

«A partir des années 1930, l’alpinisme s’est mondialisé, d’abord via les expéditions dans les Andes et dans l’Himalaya puis, dans les années 1950, à travers la course à l’Everest», rappelle Clause Hauser. Constat intéressant, «ces alpinistes étaient pris dans une concurrence entre nations et, en même temps, appartenaient à une espèce de communauté internationale et solidaire». En terre helvétique, le Club Alpin Suisse joue un rôle pionnier, notamment en intégrant, dès sa fondation en 1932, l’Union internationale des associations d’alpinisme (UIAA).

En plus du talent de ses alpinistes, la Suisse va rapidement se démarquer par la qualité de ses chercheuses et chercheurs dans les domaines de la neige et de la glace, ainsi que de la cartographie. «En 1939 déjà est créée une Fondation suisse pour la Recherche Alpine, qui combine recherche et alpinisme», poursuit l’historien. Cette structure publie une revue consacrée aux montagnes du monde et organise une série d’expéditions dans l’Himalaya et dans l’Arctique. Des individus tels qu’André Roch, à la fois alpiniste et spécialiste de la neige, contribuent également à asseoir à l’échelle mondiale l’expertise helvétique dans le domaine de la montagne. Une renommée qui est toujours d’actualité, notamment en ce qui concerne la glaciologie.

 

Belalp (VS) © marcovolken.ch

«Parallèlement, la mythification de la Suisse alpine et alpestre se poursuivra au moins jusque dans les années 1960, notamment à travers la littérature, puis le cinéma», souligne le professeur. Il cite l’exemple de la suite des aventures d’Heidi, écrites par Charles Tritten et publiées dans la période d’après-guerre, afin «de donner une bonne image du pays et cimenter l’identité nationale». Une Suisse mythifiée que s’attacheront à déconstruire des auteurs tels que Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt, ainsi que le nouveau cinéma suisse des années 1960.

Softpower

Parmi les questions auxquelles souhaite répondre Claude Hauser par le biais de ses recherches figure celle-ci: dans quelle mesure l’ouverture à l’international, stimulée par les «faiseurs de montagne» helvétiques, a-t-elle été exploitée par la diplomatie suisse à des fins politiques? «Ce qui est sûr, c’est que dès les années 1960 –1970, la Suisse officielle a focalisé une partie de son aide au développement sur les régions de montagne.» Des maîtres-fromagers helvétiques ont notamment été mandatés pour aider des Péruviens à développer des fromages adaptés à leur pays, puis à créer des fromageries autonomes sur le modèle des fromageries d’alpage. Des guides andins ont, par ailleurs, été formés par leurs homologues suisses aux dernières techniques en matière d’alpinisme, afin de doper le tourisme local de haute montagne.

En termes d’acquisition de softpower, ce focus de la coopération helvétique s’est avéré payant. «En 1992, le Sommet de la Terre de Rio a accordé à la Suisse officielle une place importante en raison de sa connaissance de la montagne et de son engagement dans les régions de montagne», note l’historien. Dans le même esprit, le Conseil de l’Arctique a délivré en 2017 un statut d’observateur à la Suisse, en lien avec son expertise, la recherche polaire étant considérée comme très proche de la recherche en haute altitude dans les Alpes.

Alors que, symbole ô combien fort du réchauffement, les glaciers poursuivent leur fonte inexorable, Claude Hauser anticipe une nouvelle carte à jouer pour la montagne – et donc pour la Suisse alpine – au niveau international, «celle de sentinelle, de lanceuse d’alerte en matière climatique». Un nouveau rôle qui n’empêchera sans doute pas notre pays de continuer à exploiter pleinement – notamment à des fins touristiques et commerciales – le pouvoir d’attraction de ses montagnes, Cervin en tête.

 

Plusieurs voies pour explorer la montagne mondialisée

Dans le cadre de ses travaux aux côtés du Professeur Claude Hauser, Mathieu Musy s’est plongé dans des fonds d’archives inédits. «Plusieurs pistes de recherche intéressantes en sont ressorties», rapporte-t-il. Le chercheur évoque notamment le rapport entre la science et le sport dans l’expertise alpine de la Suisse. Cette expertise a «une genèse qui nous paraît confuse, parce qu’actuellement nous distinguons clairement un alpiniste – c’est-à-dire un sportif comme Ueli Steck – d’un scientifique, qu’on se représente plus volontiers à contempler des carottes glaciaires dans un laboratoire». Or, dans les années 1950, «les glaciologues de l’Institut de recherche pour la neige et les avalanches (SLF) sont aussi parmi les meilleurs alpinistes suisses». André Roch en est un parfait exemple, précise Mathieu Musy. Glaciologue, il réalise nombre de premières ascensions. Et comme «tous les prétextes sont bons pour justifier les dépenses parfois exorbitantes de certaines expéditions, le même André Roch s’improvise comédien et joue son propre rôle dans le film Der Dämon des Himalaya, une fiction tournée en pleine expédition dans le massif éponyme.

Une autre voie d’exploration prometteuse est celle de la signification du récit alpin, à savoir le discours imposé par des personnes venant des Alpes à d’autres populations de montagne. «C’est aussi cela, la mondialisation des Alpes!», commente le chercheur. Des carnets de bord des participants suisses aux expéditions, il ressort, certes, un sentiment de fraternité envers ces autres peuples montagnards, mais la description que les alpinistes helvétiques en font se concentre sur les différences. «La racialisation – non xénophobe mais exotique – des guides (sherpas) et des porteurs (coolies) népalais en est l’exemple le plus frappant: il y a une fascination pour ces hommes capables de marcher pieds nus sur des glaciers et de porter des charges imposantes sur leur dos. Et l’on préfère alors parler de suradaptation à la montagne que de pauvreté.»

Notre expert Claude Hauser est professeur d’histoire contemporaine à l’Unifr. Spécialiste reconnu dans le domaine de l’histoire des relations culturelles internationales, il a mené, ces dernières années, deux projets de recherche liés à cette thématique. Il a également publié un article sur l’importance des représentations alpines pour l’identité helvétique et son rapport au monde à l’orée de la Guerre froide.

claude.hauser@unifr.ch

Notre expert Mathieu Musy est titulaire d’un Master en histoire contemporaine de l’Unifr et s’est spécialisé dans l’histoire politique et culturelle de la Suisse. Son travail de master portait sur l’encouragement de la Confédération aux arts et les réseaux politico-artistiques de l’entre-deux-guerres. Il effectue actuellement un stage à l’Office fédéral de la culture.

mathieu.musy@unifr.ch