Dossier

Résiste ou prouve que tu existes?

Pas facile pour un adolescent de lutter contre la tentation des écrans. Encore plus au milieu de ses devoirs. Répondre ou ne pas répondre aux messages? Quels sont les enjeux au moment de choisir?  Une thèse, menée au Département des sciences de l’éducation, nous plonge dans la tête de nos ados.

Un premier constat s’impose: vers 14 ans, tous les individus subissent la présence d’un écran ou plus dans l’espace qui leur tient lieu de bureau. Le smartphone constitue l’appareil à la fois le plus intimement lié à leurs habitudes et le plus intrusif, comparé au PC ou au poste de télévision. Les adolescents eux-mêmes l’assimilent à une potentielle et redoutable source de distraction. Pour preuve, ils sont très nombreux à lui faire subir des manipulations pour le rendre aussi discret que possible. Le réflexe le plus répandu consiste à enclencher la fonction silence de sa messagerie. Plus rarement, choix est fait d’éteindre son smartphone, de le poser à une distance respectable de sa place de travail ou de le retourner afin de masquer l’écran. Le but étant de parvenir à le chasser de sa conscience.

 

Le sentiment du risque

Si les adolescents développent pareils scrupules à l’égard du smartphone, c’est qu’ils pressentent qu’une fois l’écran activé, il leur est difficile de se remettre au travail. «Je me dis: ‹Je fais juste 5 minutes sur mon téléphone›, alors qu’en réalité j’y passe 10 à 15 minutes. J’ai des messages, alors je réponds. La conversation démarre et je continue à ‹parler›». Comme l’illustre le témoignage de cet écolier, le risque d’engrenage consistant à pianoter sur son appareil plus longuement que prévu est réel, et il trouve son origine dans le zèle que les jeunes mettent à se plier aux règles – tacites – de connexion avec leurs pairs. Des diverses formes d’activités numériques auxquelles s’adonnent occasionnellement les jeunes durant les devoirs (consulter des vidéos sur Youtube ou les profils des copains sur les réseaux sociaux), la communication directe, via messageries instantanées, constitue l’activité fétiche. Autrement dit, écrire ou lire des textos.

Fait intéressant, l’attention que les adolescents portent à ces conversations dépend du nombre et de l’identité des destinataires. Toutes les situations n’ont pas le même degré d’urgence, n’accaparant donc pas l’attention de l’élève, occupé à faire ses devoirs, dans des proportions identiques. Par exemple, les sujets interrogés relativisent l’importance à réagir à des messages émanant de groupes de grand effectif: les camarades de classe, voire toute la classe d’âge d’un même établissement. «Ce qui me dérange dans ce Cycle d’orientation et dans les groupes Whatsapp, c’est qu’il y a beaucoup d’immaturité, surtout chez les filles qui critiquent pour un rien», témoigne un participant. De manière générale, ces groupes, qui ne sont unis ni par l’amitié ni par un quelconque intérêt commun, sont décrits comme des sources de dérapages verbaux et comme étant responsables de provoquer, par moments, une déferlante de messages difficile à endiguer.

 

© stemutz

Petits et grands effets de groupe

Cela n’empêche pas les jeunes de tirer une certaine fierté de leur appartenance à ces cercles, d’espérer se maintenir en leur sein, comme d’ailleurs à l’intérieur des groupes à effectif restreint, composé le plus souvent d’amis, de membres de la parenté et de compagnons de sports ou loisirs. Une réelle ambivalence s’observe à l’égard de ces groupes où se fait l’«actualité», terme utilisé par la plupart des sujets interrogés pour désigner ce qui se passe dans leur horizon de vie. D’un côté, ils sont décrits comme n’occasionnant pas d’empressement à réagir. De l’autre, les adolescents n’apprécient guère l’idée de se trouver perdus dans les conversations en face-à-face ou d’ignorer les derniers événements rythmant leur vie sociale… A défaut d’être un producteur régulier ou réactif, il s’agit au moins d’être spectateur. C’est comme si les jeunes utilisateurs de messageries se fixaient une limite de participation, y compris passive, au-dessus mais surtout au-dessous de laquelle il est risqué de s’aventurer sous peine d’éveiller des soupçons d’asociabilité. 

 

Mesurer les enjeux

Par contraste avec les groupes à large audience, l’adolescent attache une importance accrue aux situations d’interaction l’impliquant personnellement, par exemple les conversations en mode one-to-one, ou one-to-many entre proches. Les situations types allant de pair avec un sentiment de hâte à réagir en dépit des devoirs sont celles où l’individu est lié affectivement à la personne d’où vient le signal (relation filiale, sentimentale ou d’amitié intime), où l’enjeu de l’échange est d’ordre organisationnel (se donner rendez-vous, s’informer du planning de la classe) et où l’individu est dans l’attente d’une réponse précise. Concernant les échanges avec les proches, les témoignages recueillis nous portent à croire que lorsque des sollicitations de cette nature surviennent durant le temps des devoirs, quoi que l’élève décide de faire, il éprouvera des sentiments d’insatisfaction. S’abstenir de répondre pour préférer rester concentré sur sa leçon semble vécu uniformément comme un risque touchant à l’amitié, l’attachement amoureux ou l’entente avec les parents. Dans de rares cas, les participants produisent un discours qui reflète une assurance à se jouer des règles de courtoisie, en déclarant assumer le risque de faire attendre leur interlocuteur.

Contrariété également pour l’élève qui échoue, même brièvement, à résister à l’envie de se connecter: il a alors conscience de commettre un écart de conduite. Il est intéressant d’ajouter que les participants, selon qu’ils ont un niveau scolaire moyen à faible ou qu’ils sont avancés, ne décrivent pas cet état de manière semblable. Chez les premiers, le prix à payer pour s’être laissés distraire est assimilé à un rallongement de la durée des devoirs ou à une probabilité accrue de faire des erreurs. Tandis que le discours des élèves qualifiés comporte, en plus de ce genre d’explications, le souci d’effectuer ses devoirs sans laisser s’échapper l’opportunité d’apprentissage qui se présente.

 

Bienvenue dans ma bulle?

Quant à savoir si tous les jeunes s’enferment dans leur «bulle» d’écolier avec le même succès, les résultats de notre étude, qui inclut encore une expérience par logiciel informatique visant à comparer la réaction d’apprenants en proie ou non à des stimuli visuels (lire encadré), nous incitent à répondre par la négative. Le sexe apparaît comme un facteur prépondérant dans la façon de concilier distraction et tâches scolaires. Les garçons réagissent plus vite à la survenue d’un stimulus, sont plus nombreux que les filles à y donner suite une première fois et plus enclins à récidiver. Ce constat abonde dans le sens de précédentes études sur le sujet, qui dépeignent les filles comme soucieuses de renvoyer une image d’écolière modèle. En revanche, peu de différences par niveau scolaire apparaissent dans la manière de gérer la présence d’un distracteur hormis la proportion concédée à ce dernier, qui décroît avec la supériorité de niveau. En guise d’éclairage, on peut supposer que la relative complaisance des élèves en difficulté en faveur des espaces virtuels-distracteurs s’explique par le désir de compenser les insuffisances ressenties sur le domaine scolaire par l’investigation d’un domaine dans lequel ils se sentent autant, voire plus, qualifiés que la moyenne des jeunes de leur âge: les relations sociales.

Indépendamment de la stricte question de la collusion avec les devoirs, un autre aspect se dégage de nos données à propos de la manière d’utiliser les messageries instantanées. Garçons et filles y vivent l’amitié de manière contrastée. Les garçons semblent miser sur les groupes de petite taille, tandis que les filles laissent entrevoir leur besoin de dialoguer en privé avec leurs meilleures amies. Ce qui n’empêche pas la coexistence avec d’autres formes de communication épistolaire, comme le one-to-many entre copines ou mixte. Cette forme de contact est caractérisée par la recherche de liens de connivence, tandis que les discussions en binôme sont appréciées pour l’échange de confidences, qu’elles favorisent. 

Toujours au chapitre des constats généraux, ajoutons que l’envie soudaine de dialoguer à distance dépend de l’opportunité du moment, plus encore que de la teneur des échanges. Ainsi la tentation est maximale lorsque l’adolescent est seul ou sans parents à ses côtés, qu’il est en possession d’un appareil, sans occupation, en situation de faire ce qu’il veut ou qu’il sort d’une longue période de privation, comme les vacances. A l’inverse, les réticences des sujets à se connecter tiennent surtout à la nature des conversations. Insultes, conflits et flots de banalités compromettent l’envie pour l’adolescent de prendre part au fil des discussion, voire simplement de le suivre, tout comme le fait de ne pas être interpellé ou concerné, ou de ne pas partager les mêmes intérêts.

 

Devoir scolaire vs devoir social

L’étude d’Estelle Trisconi comporte deux volets. Le premier se base sur les témoignages individuels de 19 élèves, tandis que le deuxième, de nature expérimentale, a été réalisé auprès de 181 élèves. Les participants, âgés de 13 à 15 ans, sont issus de classes valaisannes de 10H. Les résultats issus de la première partie offrent un bel aperçu du dialogue intérieur du sujet face à la tentation des écrans. La deuxième partie, pour l’essentiel, apporte la preuve chiffrée de la difficulté pour les individus de gérer l’irruption d’un distracteur (stimuli visuels), sans que soit impactée la qualité des processus d’apprentissage, le produit ou performance ne variant par ailleurs pas sous l’action des éléments perturbateurs. Cela étant, la vulnérabilité aux stimuli est accrue lorsque le sujet subit leur présence alors qu’il est plongé dans un exercice long et difficile, ou lorsqu’il éprouve de l’ennui dû à la monotonie des exercices. Dans ce cas précis, les éléments intrusifs ont un effet négatif également sur le produit d’apprentissage.

Trisconi, E. (sous presse). Comment l’élève adolescent s’autorégule-t-il en situation de devoirs à domicile pour résister à la tentation de l’hyperconnexion? Le rôle des caractéristiques individuelles et des composantes situationnelles (Thèse de doctorat, Université de Fribourg, Fribourg)

Notre experte Estelle Trisconi est chargée d’enseignement à la Haute école pédagogique du Canton de Vaud depuis 2015, dans le domaine de la construction, de la régulation et de l’évaluation des apprentissages. Titulaire d’une thèse de doctorat en Sciences de l’éducation réalisée à l’Université de Fribourg, elle a également exercé le métier de journaliste durant neuf ans en presse écrite.
estelle.trisconi@unifr.ch