Dossier
Sac de charbon… et de clichés
Dans la pub, les clichés de genres ont la peau aussi dure qu’un steak trop cuit. Et ce qui prête à rire au premier abord, recèle encore bien souvent des messages réactionnaires.Petite analyse d’une campagne de la marque Bell pour s’en convaincre.
Un homme rude, habillé en motard, entre dans un bar au bord d’une route américaine, s’approche du juke-box et sélectionne Barbie Girl (Aqua, 1997), une chanson pop pour adolescentes. Alors qu’il est en train de danser, un sac de charbon atterrit sur son visage; l’homme sursaute, comme soudainement réveillé. Sur le sac de charbon, au sol, le texte: «Les hommes, retournez au grill.» L’image suivante montre le même homme, heureux devant son barbecue, grillant de la viande en plein air.
La première fois que j’ai vu cette pub des boucheries Bell, je suis mort de rire. Et je rigolais à chaque fois que je voyais une des cinq vidéos qui constituait la série d’annonces, sortie entre 2012 et 2014. Ce qui me faisait rigoler, c’était surtout le moment où le sac de charbon frappait la tête des protagonistes: cet humour simple, physique, burlesque me rappelait les scènes de la comédie slapstick.
Mais à bien y penser, il n’y a rien de drôle. Dans ces vidéos, on peut voir un homme qui s’essaye à un cours de zumba, un autre qui pleure à la sortie du cinéma après un mélo romantique, un troisième qui tente de chanter en karaoké, ou encore un dernier qui souffre en s’épilant le torse. Le schéma de la vidéo est toujours le même: a) une situation initiale négative, où l’activité entreprise par un homme le fait souffrir ou se rendre – supposément – ridicule; b) une coupure constituée par le sac de charbon qui frappe le visage et la conscience du protagoniste; c) et la scène finale positive, dans laquelle l’homme, à l’air libre et en habits décontractés, fait griller sa viande et profite… de sa masculinité retrouvée. Voici donc le point crucial: se moquer de la masculinité différente, des hommes pas – ou pas assez – masculins, de la masculinité non conventionnelle – une ressource comique vieille comme le slapstick et encore trop utilisée.
Rire de bon cœur?
Mais rire de la masculinité non conventionnelle, c’est-à-dire se moquer de l’homme sensible, romantique, qui s’épile (éliminant ainsi un signe «naturel» de sa masculi-nité) ou qui s’engage dans des activités considérées comme féminines, renforce les stéréotypes de genres, c’est-à-dire les idées reçues sur la manière d’être et de se comporter des hommes et des femmes. Dans une vision dichotomique du genre, les annonces construisent la masculinité en même temps que la féminité, en mettant en scène des comportements attendus et prévisibles, perçus à la fois comme normaux et normatifs d’un genre donné.
Se moquer de ces comportements suppose qu’ils sont inacceptables pour un homme, car typiquement et strictement féminins. En fait, l’humour des vidéos se base sur la transgression des attentes ou des rôles de genre. C’est la violation de ces attentes, basées sur des stéréotypes, qui produit les situations grotesques. Les protagonistes, qui ont des comportements (supposément) féminins, sont caricaturés, ridiculisés et incités à se tourner vers des activités perçues comme «naturellement» masculines. Ces «sketchs» présupposent donc l’existence de comportements significativement masculins ou féminins: une idée pour le moins discutable!
Julie, 23, lesbisch
Fachfrau Betreuung
«Ehe für alle! Jetzt!»
Reprendre ses esprits
Le moment où le sac de charbon frappe le visage de l’homme représente à la fois le climax comique de l’annonce et l’élément qui rétablit la normalité: dans la dernière partie des vidéos, l’homme reprend sa place dans la société, devant son barbecue, en plein air, décontracté, avec ses copains. Toute reprise de la normalité est véritablement représenté comme un retour à la nature, d’où le slogan: «les hommes, retournez au grill».
Le passage de la situation initiale, non naturelle, à celle finale, naturelle, est marqué par des éléments visuels et sonores: de l’intérieur, on passe à l’extérieur, des espaces clos aux espaces ouverts, des bâtiments à la nature, des habits ridicules aux vêtements décontractés, de la musique au grésillement de la viande sur le feu, de la souffrance de la situation initiale au bonheur du barbecue, de l’enfermement des contraintes culturelles à la liberté de l’état naturel.
Le message est donc que le naturel est positif et le culturel négatif (il rend ridicule et fait souffrir). Le naturel c’est l’homme chasseur, mangeur de viande et maître du feu. Pas besoin de démontrer le lien entre la viande, le feu et la masculinité: il a déjà été amplement exploré par l’anthropologie classique et contemporaine. Pas besoin non plus de parler de l’enracinement du barbecue dans la culture suisse. Le problème que posent ces annonces est justement la représentation des genres et la reproduction des stéréotypes: les hommes ne pleurent pas, ne dansent pas, ne chantent pas, ne s’épilent pas. De manière subtile et répétitive, ce type de discours crée des attentes de genres et fait passer des messages implicites sur ce qui constituerait la masculinité (ou la féminité) normale, en termes de fréquence statistique, ou normative, en termes de correction. Encore trop fréquents dans nos medias, ces messages offensent directement une partie de la population et créent de l’insécurité chez les hommes qui vivent une masculinité différente. Enfin, ils sont en complet porte-à-faux avec les développements actuels de la société et leurs impératifs d’inclusion, de diversité, de démocratie et de progrès. Qu’y a-t-il de mal qu’un homme s’épile, danse, aime la musique pop romantique, la zumba, le karaoké ou les films romantiques? Est-il moins homme pour autant?
Contre les discours dominants
Le présent texte, est extrait d’un article à paraître dans un numéro spécial de la revue Discurso&Sociedad et objet d’une classe magistrale à l’Université de Berne en décembre 2018. Il poursuit trois objectifs. Le premier est de rappeler aux publicitaires leur responsabilité dans la reproduction des stéréotypes et de servir d’aide-mémoire pour éviter ce genre de messages. Le deuxième est d’accompagner les étudiant·e·s et les citoyen·ne·s dans une approche critique et consciente du discours des médias. Le dernier vise à soutenir la communauté LGBT+ dans son combat contre les discours hétéropatriacaux et héteronormatifs. Cette étude constitue une critique radicale d’un discours toujours dominant, non seulement dans une Suisse encore assez traditionaliste et machiste, mais aussi ailleurs, puisque de nombreux représentants politiques, tels que Trump, Salvini, Bolsonaro, Orban, Le Pen, entre autres, obstruent de manière tout à fait ouverte et agressive les efforts de la communauté LGBT+ et de tous les démocrates et progressistes pour garantir le droit à la diversité.
Notre expert Francesco Screti est chercheur postdoctoral à l’Université de Fribourg et professeur au Glion Institute of Higher Education. Il s’intéresse à l’analyse du discours médiatique, politique et publicitaire et aux relations entre langage et société.