Dossier

Parler sexualité à la mosquée

Dire ou taire le sexe, une question de point de vue qui mérite débat au sein même des instances religieuses. Un projet, mené par le Centre Suisse Islam et Société, souligne non seulement les questions et les doutes qui taraudentles croyants, mais surtout la difficulté pour les accompagnants d’aller au-delà des tabous.

Selon Shereen el Feki, dans le monde arabe contemporain, «même dans le lit matrimonial, le sexe, est une chose qu’on fait, mais dont on ne parle pas» (La révolution du plaisir, 2014). Une spécificité du monde arabe? Non, je ne pense pas. Le sexe et, plus largement, ce qui a trait à la sexualité, n’est pas un sujet aisément verbalisé aux quatre coins du monde, si ce n’est dans deux registres diamétralement opposés: l’humour et les agressions verbales. Sexe et sexualité constituent pourtant, s’il en est un, le point commun entre les époques et les contextes. Cependant, les façons d’en parler (ou de le taire) sont influencées par des socialisations aux couleurs culturelles, religieuses, sociales ou politiques diverses et variées. Selon le genre et la génération, la façon d’en parler pourra encore différer. Dans une étude sur les besoins en formation continue dans les milieux associatifs musulmans, réalisée par le Centre Suisse Islam et Société (CSIS) en 2015, des femmes musulmanes ayant des fonctions encadrantes (enseignantes de religion ou de langue, animatrices de groupes de jeunes, aumônières) ont confié être prises au dépourvu par les questions des jeunes en lien avec la sexualité. Un désarroi parfois si grand que, dans la surprise, certaines prennent le parti de faire la sourde oreille et ignorent les questions. L’homosexualité et, plus largement, la diversité sexuelle font partie de ces sujets éludés. En effet, la question de l’amour entre personnes du même sexe reste largement taboue dans la majorité des milieux religieux, ceci indépendamment des inscriptions confessionnelles. 

Des ateliers sur la pédagogie de la sexualité

Dans le cadre restreint de cet article, je propose de nous arrêter sur des questions qui ont cours dans des associations musulmanes en Suisse romande au sujet de la sexualité et plus exactement autour de l’homosexualité. Mon propos se construit à partir d’un travail de terrain effectué entre 2016 et 2018, plus exactement dans la préparation et l’animation de quatre ateliers de formation continue réalisés dans le cadre d’un projet du CSIS. Ces journées avaient pour fil rouge la transmission d’outils pédagogiques pour parler sexualité avec des jeunes musulmans. Si les deux premiers ateliers ont principalement thématisé les outils à l’attention des enfants et pré-adolescents, les deux derniers se sont davantage concentrés sur les adolescents et les jeunes adultes. Près de 80 personnes se sont ainsi rencontrées dans des espaces de parole protégés donnant un cadre de non jugement et de co-formation à l’ensemble des participant·e·s. Le schéma pédagogique des ateliers était à chaque fois similaire: il conjuguait l’intervention d’une professionnelle des centres cantonaux de santé sexuelle et celle d’une oratrice de confession musulmane. A tour de rôle, une coach en développement personnel, une femme active dans la médiation familiale et une sexologue clinicienne/sage-femme, toutes musulmanes pratiquantes, ont apporté leurs éclairages et leurs compétences à ces ateliers.

Sur le terrain, des croyances et des questions

Tabou, haram (illicite), péché. Trois des mots les plus souvent associés à l’homosexualité, lorsqu’elle est abordée dans les milieux associatifs religieux. On évite d’en parler: certains pour se protéger (elle pourrait être contagieuse), d’autres par peur de commettre une faute, d’autres encore par embarras, voire par honte. Pour les uns, elle est interdite; pour les autres, l’homosexualité n’existe (simplement) pas en islam; pour les derniers, elle serait une épreuve de Dieu. Cette négation participe du reste beaucoup à sa tabouisation: on ne pourrait être homosexuel si l’on est (vraiment) musulman. Pour les personnes concernées, la stigmatisation de l’homosexualité et la remise en question de leur identité religieuse par le fait même de leur orientation sexuelle les conduit souvent au rejet d’une des composantes de leur identité. Malgré un déni apparent d’une réalité, les associations musulmanes, y compris en Suisse, sont parfois confrontées au coming out, voire à la réattribution sexuelle de l’un·e de leurs membres. Ce qui n’est pas sans provoquer malaises et tensions, tant est prégnante la conception naturaliste de la différence et de la complémentarité entre les sexes.

Hommes et femmes, une binarité a priori naturelle

L’islam, à l’image des monothéismes, dispose d’un registre narratif qui forge une binarité entre femmes et hommes. Hommes et femmes répondraient à des différences biologiques incontestables, dont découleraient des rôles sociaux genrés. Spirituellement égaux devant la création, femmes et hommes exerceraient en revanche des fonctions socialement complémentaires. Une jurisprudence classique séculaire atteste théologiquement de cette différenciation a priori naturelle. Tirée d’interprétations des sources scrip-turaires de l’islam (le Coran et la Sunna), celle-ci codifie ainsi des principes régissant les rapports sociaux entre femmes et hommes, notamment en ce qui concerne la sexualité. Ces préceptes donnent, par exemple, des directives sur la pudeur ou la chasteté; ils attribuent des droits et des devoirs différenciés aux unes et aux autres; ils délimitent des espaces de non mixité et ils règlementent les pratiques sexuelles licites (halal) et illicites (haram).

Islam et homosexualité

La jurisprudence classique définit un cadre dans lequel la sexualité peut s’exercer, à savoir le mariage entre deux personnes de sexes opposés. Ainsi, alors que le Coran ne contient ni le terme d’hétérosexuel, ni celui d’homosexuel, pour une majorité de théologiens, y compris parmi les contemporains, l’homosexualité appartient au domaine du haram. Cette interprétation se fonde sur différents passages des écritures. Premièrement, elle repose sur les versets qui définissent les actes sexuels qui constituent des transgressions. L’adultère (zina), soit les relations sexuelles entre un homme et une femme en dehors des relations contractuelles du mariage, en est un exemple. Cette position traditionnaliste majoritaire postule ainsi que le mariage est forcément hétérosexuel, excluant de facto la légalité des pratiques sexuelles entre personnes du même sexe. Deuxièmement, cette interdiction prend ses racines dans l’histoire du peuple de Loth et la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe. Selon la jurisprudence classique, le peuple de Loth aurait subi la colère divine pour ses mœurs sociales et sexuelles déviantes et il aurait été détruit par le souffre et le feu. Un consensus existe sur le fait que le peuple de Loth adoptait des pratiques sexuelles contraires aux normes: les hommes allaient vers les hommes, la violence dans l’acte sexuel était fréquente, les pratiques incestueuses n’étaient pas rares. Les commentaires classiques de l’histoire de Loth se concentrent sur les pratiques de pénétration anale entre hommes, diffusant ainsi l’équation entre la punition divine subie par les habitants de Sodome et Gomorrhe et une condamnation ad æternam de l’homosexualité. La jurisprudence en découlant a ainsi produit l’association systématique entre homosexualité et pratiques anales, proférant par extension son interdiction absolue; faisant de la sodomie un pêché d’une telle gravité qu’il peut mener à la peine de mort. Un tel raisonnement par analogie permet aujourd’hui encore de judiciariser les actes sexuels entre personnes de même sexe et de perpétuer une conception monolithique de l’homosexualité comme perversion.

 

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Mona, 46, Lesbe mit transidenter Vergangenheit
Hausfrau
«Träume nicht dein Leben, sondern lebe deinen Traum!»

Une herméneutique queer-friendly

Cependant, bénéficiant de l’essor d’un courant de pensée islamique et féministe, les voix d’intellectuels (hommes et femmes) s’élèvent et proposent de nouvelles pistes d’interprétation (Jamal, al Haqq Kugle). En effet, à l’image des pionnières du féminisme islamique (Wadud, Mernissi), ils proposent de rééxaminer un certain nombre d’assertions théologiques patriarcales et reconsidèrent les fondements de l’exégèse hétérosexiste. Leur constat: le statut de l’homosexualité dans les sources scripturaires (Coran et Sunna) est plus ambigu que l’orthodoxie dominante ne l’admet. Selon leur raisonnement, la jurisprudence classique a apporté des réponses théologiques qui correspondaient d’une part au contexte culturel, mais aussi aux connaissances scientifiques de l’époque. Or, aujourd’hui, non seulement le contexte est différent, mais également l’état des savoirs sur les aspects génétiques, hormonaux, anatomiques, sociaux et psychologiques du sexe. L’exégèse devrait donc prendre en considération la non-binarité absolue des sexes et formuler des réponses théologiques qui correspondent aux connaissances de l’époque contemporaine. Ils rejettent aussi certaines paroles prophétiques (Sunna), selon eux non authentifiées, et sur lesquelles la jurisprudence classique a été construite. Ils suggèrent ainsi de «déprogrammer» l’interprétation selon laquelle l’histoire du peuple de Loth est une leçon à propos des homosexuels et, qui plus est, des homosexuels de tout temps. Ils mettent en avant une lecture alternative, selon laquelle ce sont les violences sexuelles qui ont conduit les habitants de Sodome et Gomorrhe à la destruction. Pour al Haqq Kugle, ce ne seraient donc pas les rapports entre personnes de même sexe qui seraient frappés du sceau de l’interdiction, mais les rapports dominateurs et non consentis.

Les questions restent

Ma fille adolescente peut-elle continuer à aller dormir chez sa meilleure amie qui est lesbienne? J’accompagne dans sa réattribution sexuelle un transgenre, est-ce que je peux le serrer dans mes bras? Est-il permis d’être homosexuel, si on ne pratique pas l’homosexualité? Les sentiments entre hommes sont-ils haram, si on ne se touche pas? Doit-on accepter un transsexuel dans l’espace réservé aux femmes pour la prière? Qu’est-ce que je risque, si je suis homosexuel? En vrac, quelques questions et dilemmes auxquels se frottent les personnes qui exercent des fonctions encadrantes dans les associations religieuses. Une participante résume sa gêne à parler diversité sexuelle par sa socialisation en Algérie. Elle explique que, dans sa région, non seulement l’homosexualité est illégale (comme dans 72 autres pays), mais que, de surcroît, la conception de l’homosexualité comme un grave péché domine les représentations. De plus, l’homosexualité est souvent dépeinte comme un vice occidental. S’y opposer serait, dès lors, aussi un acte symboliquement politique et identitaire. En y réfléchissant, elle confie qu’elle comprend et accepte qu’une personne non musulmane puisse être homosexuelle, mais qu’elle a en revanche beaucoup de mal à envisager l’homosexualité pour ses coreligionnaires. A l’issue des ateliers, une évaluation sans équivoque: malgré quelques appréhensions initiales, un soulagement d’avoir pu en parler. Malgré les réticences de certain·e·s, un constat: les associations musulmanes devraient offrir davantage d’espaces pour parler des sujets tabous. Et de ceux qui s’ouvrent. Mais la plupart du temps, en dehors du tissu associatif traditionnel. Le projet «Inclusive Mosque Intitiative» en est un exemple. Né en 2012 à Londres, il essaime aujourd’hui sur les cinq continents. En Suisse, c’est à Zurich que le projet a vu le jour. Depuis 2017, des hommes et des femmes, aux appartenances plurielles (y compris sexuelles), se réunissent et prient ensemble, côte à côte, sous la conduite d’une personne, indifféremment de son sexe. Un désir de mixité et d’inclusivité que l’on retrouve souvent dans les discours des jeunes générations.

 

Notre experte Mallory Schneuwly Purdie est chercheuse senior au Centre Suisse Islam et Société (CSIS). Elle travaille depuis une vingtaine d’années sur l’islam et les musulmans en Suisse, s’interrogeant notamment sur le rôle de la religion dans la construction identitaire. Dans le cadre du projet «Les organisations musulmanes comme actrices sociales», elle organise des ateliers de formation continue sur les questions de diversité et d’identité sexuelle dans des associations musulmanes en Suisse romande. Elle a notamment rédigé avec Hansjörg Schmid et Andrea Lang l’article «Islam, genre et sexualité. Perspectives et regards croisés» pour le CSIS-Paper 3.

mallory.schneuwlypurdie@unifr.ch