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Dire et lire la femme. Voiles, féminités et féminitudes

Quand la visibilité religieuse dérange ou interroge, et quand l’oppression masculine ne se manifeste pas forcément là où on veut la voir?… Apprenons à lire les signes que véhiculent nos choix vestimentaires pour essayer d’en saisir les messages.

Le voile… Plus qu’un «simple» morceau d’étoffe qui fait couler énormément d’encre, c’est un usage vestimentaire qui suscite maintes émotions. En effet, depuis la fin des années 1980, la question du voile des musulmanes défraie régulièrement la chronique, au point qu’il occupe non seulement les chercheurs, mais aussi les politiques et parfois les tribunaux. Le port du voile manifesterait pour certains un refus d’intégration, pour d’autres une marque de l’intégrisme religieux et pour les derniers le signe de l’oppression des femmes. Or, c’est avoir la mémoire courte de croire (ou de postuler) que le foulard serait intrinsèquement et strictement lié à l’islam. En effet, le port du voile n’est ni étranger au christianisme, ni à l’histoire vestimentaire occidentale. Au contraire. Les déesses païennes de l’Antiquité grecque et romaine étaient souvent représentées voilées et les femmes de cette même époque dissimulaient leur chevelure sous un voile, afin d’affirmer leur statut social et se distinguer des esclaves et des prostituées. Dans l’histoire vestimentaire du christianisme, c’est, en outre, Paul de Tarse (Ier siècle) qui, le premier, a exhorté les femmes de la communauté chrétienne à se voiler pour des motifs religieux: leur voile devenait alors le témoignage de leur dépendance aux hommes (première épître aux Corinthiens, 11, 2–16). Jusqu’au début du XXe siècle, le voile – et ses dérivés tardifs sous la forme de chapeaux – a ainsi été un accessoire commun de l’habillement des femmes: il était à la fois un des marqueurs de leur féminitude, de leur statut marital et de leur condition de dépendance sociale vis-à-vis des hommes. C’est pourquoi, alors que le foulard n’est pas aussi étranger aux usages vestimentaires historiques occidentaux qu’il y paraît, on peut se demander pourquoi il cristallise tant de crispations et pourquoi, comme le suggère Silvia Naef, le corps des femmes musulmanes devient un champ de bataille symbolique, sur lequel se déroule le «choc des civilisations». Dans les lignes qui suivent, je propose de réfléchir au voile des musulmanes sous deux angles: d’une part, le voile en tant que pratique de communication et, d’autre part, en tant que performance d’une féminité alternative. Je profiterai de cette approche pour, au prisme du foulard, interroger les rapports qu’entretiennent des sociétés contemporaines avec la visibilité de la femme (en général) et du religieux dans l’espace public.

 

Que cherche-t-on à dire?

Est-il vraiment adéquat de parler du voile au singulier? Je répondrai à cette question par la négative tant les formes de voiles sont nombreuses: voiles couvrant négligemment les cheveux, voiles dissimulant consciencieusement la chevelure et le décolleté ou voiles obstruant tout ou partie du visage en sont trois exemples. Ces voiles ne répondent pas non plus à des codes de couleur précis: ils sont tantôt unis, tantôt parés de motifs bigarrés. Ils peuvent être fabriqués en matériaux divers, être de longueurs différentes, etc. Du point de vue de la sociologie des religions, les pratiques vestimentaires sont des formes de communication dans le domaine du religieux. En effet, par sa façon de se voiler (ou non), la femme manifeste son affiliation à la communauté musulmane. Elle témoigne aussi de l’importance que revêtent pour elle les prescriptions islamiques en matière de pudeur et de relation à Dieu. Par l’acte de se voiler, elle communique ainsi quelques aspects constitutifs de son identité. De plus, le type de foulard et la façon dont elle le porte, les accessoires qu’elle y associe sont autant de paramètres qui révèlent d’autres facettes du rapport de cette femme non seulement à son corps et à sa religion, mais aussi à son entourage.

 

Trois femmes, trois voiles…

D’origine tunisienne, Amna étudie au gymnase. Née en Suisse il y a 19 ans, elle y a suivi toute sa scolarité. A la maison, ses parents lui transmettent la religion: ils essaient de se réunir le soir pour la dernière prière de la journée et ils initient leurs enfants aux bienfaits du ramadan. Il y a deux ans, Amna décide de porter le voile. Jeune fille de son époque, elle aime la mode, elle regarde aussi volontiers vidéos et tutoriaux de célèbres youtubeuses. C’est dans un magasin d’accessoires et de prêt-à-porter qu’Amna achète ses voiles. Elle les décline en fonction de la couleur de ses chaussures ou de ses sacs à main et elle ne songerait pas à sortir sans maquillage. Baskets compensées, jeans et longues chemises col mao font partie de ses basics.

 

Habiba, quant à elle, a 42 ans. Tout comme sa mère, ses tantes et ses sœurs, Habiba porte le voile depuis l’âge de 12 ans. Arrivée en Suisse au milieu des années 1990, elle travaille comme aide-soignante dans un établissement médico-social. Alors qu’elle cherche du travail, son voile, qui était jusqu’alors une évidence, devient un obstacle. De palabres en discussions, son employeur et elle tombent d’accord: Habiba pourra garder un foulard, à condition que celui-ci soit en coton blanc et qu’elle le porte comme un turban. Désormais, au travail comme à la ville, Habiba porte son voile de la même façon, elle ne varie que les couleurs. Elle s’est habituée à se voir ainsi et elle trouve plus cohérent pour elle et son environnement d’être toujours voilée de la même manière. 

 

Finalement, Latifa a 58 ans. Arrivée en Suisse au début des années 1980 avec son mari, elle n’a jamais travaillé. Toute sa vie, elle s’est occupée de son foyer et de ses enfants. Lorsqu’elle sort, elle prend soin de mettre son foulard. Elle vérifie bien que ses cheveux ne dépassent pas, que son cou et sa gorge sont bien dissimulés. Latifa recouvre aussi ses vêtements d’un long manteau. Elle préfère les couleurs pâles et neutres, elle se sent ainsi plus discrète. Attirer les regards la gêne beaucoup.

 

…trois messages

Trois femmes, trois voiles similaires et pourtant si différents. Trois trajectoires, mais aussi trois générations et trois usages vestimentaires qui communiquent autant de biographies différentes. Parmi les points communs, ces trois voiles attestent bien de l’appartenance d’Amna, Habiba et Latifa au groupe des femmes, et qui plus est des femmes musulmanes et a priori pratiquantes. Mais c’est là que les similitudes s’arrêtent. Pour Amna, son voile relève aussi de l’accessoire urbain. Elle le porte en respectant les codes et les tendances contemporaines de la mode. Si elle recouvre physiquement son corps, sa silhouette reste cependant visible. Son look respecte les principes islamiques de la pudeur, mais il s’ancre simultanément dans la culture locale. Outre son appartenance au groupe des musulmanes, elle communique ainsi son appartenance aux groupes des jeunes, plus exactement à ceux de la génération Youtube. Son voile, tout en l’apparentant à un groupe, contribue également à l’en distinguer. Le voile sous forme de turban de Habiba se conjugue avec d’amples blouses, de longues jupes ou des pantalons évasés. Pour elle, c’est l’adéquation au monde du travail qui était recherchée. Son port du voile s’est adapté aux exigences de son employeur, mais aujourd’hui il est aussi devenu sa particularité. A l’instar d’Amna, si son voile l’apparente au groupe des musulmanes, le port en turban l’en distingue. Son port du foulard procède ainsi autant de la similarisation par le respect de la prescription que de la différenciation par l’adaptation qu’elle a négociée.

 

La communication par le voile est d’un registre différent pour Latifa. Malgré les années passées en Suisse, celle-ci n’a jamais perdu les habitudes vestimentaires qui étaient celles de son village natal. Son voile divulgue son attachement aux usages pré-migratoires. Il appartient à ses racines, il est un des socles de sa féminitude. Sa tenue révèle une certaine nostalgie d’une époque, un attachement identitaire aux codes vestimentaires dans lesquels elle a été socialisée. Outre les appartenances déjà mentionnées, le voile de Latifa communique aussi son origine migratoire et les difficultés d’acclimatation à une culture de la mixité de l’espace social. Un «simple» voile peut ainsi exprimer des appartenances multiples: à un groupe sexué, une religion, une classe sociale, un milieu socio-professionnel, une origine migratoire, etc. Il communique également l’articulation individuelle de la femme entre la culture environnante et la norme religieuse. Le voile, comme les deux facettes d’une pièce, exprime tout en dissimulant, il rend certains éléments explicites, d’autres latents et il invisibilise les derniers. Il peut aussi témoigner de bifurcations identitaires ou de changements dans la façon dont la personne veut communiquer sur elle avec son entourage. C’est ainsi bien au pluriel qu’il faut parler de voiles, non seulement afin de rendre compte de la pluralité de ses formes, mais aussi de la diversité de ses usages et des communications qu’il évoque. Il est aussi fondamental de souligner qu’entre le message émis et le message reçu, la signification initiale peut être brouillée. En effet, chacun accueille les informations selon ses propres grilles de lecture. C’est précisément dans l’interaction que les significations attribuées aux voiles se pluralisent encore davantage et qu’elles deviennent (parfois) conflictuelles.

 

© STEMUTZ.COM
Une autre performance de la féminité

En Occident, le port du voile est rarement lu par le prisme des appartenances multiples et de la communication. Bien souvent, il se trouve réduit par les uns au symbole de l’oppression des femmes musulmanes et par les autres à une démonstration d’ordre politique en vue de revendications religieuses. Mais si le voile islamique fait autant débat, c’est aussi parce qu’indirectement celles qui le portent contestent les règles du jeu social qui dictent aux femmes ce qui relève du féminin et de la féminité. Comme le dit Saïda Kada, les femmes, quelles que soient leurs origines et appartenances, sont acculturées dans un registre culturel de la féminitude. Simone de Beauvoir, conceptrice de cette notion, définissait alors la féminitude comme l’ensemble des propriétés acquises par les femmes dans l’oppression. Pour Saida Kada, militante féministe musulmane, la féminitude désigne les attitudes intégrées, plus ou moins consciemment, par les femmes et qui conditionnent leurs façons d’être femme. La féminitude désigne ainsi autant les attributs physiques de la féminité, que les façons de s’exprimer, d’occuper l’espace public, de se mouvoir en société et aussi d’interagir avec les hommes. Etre femme, être féminine, n’est ainsi pas un état «naturel», mais un construit culturel et social. On n’est pas femme de la même façon sous toutes les latitudes et la féminitude majoritaire en Suisse (et plus largement en Occident) répond aussi à certains critères. Même si les femmes, en tant qu’actrices sociales, mettent en scène leurs identités sur des modalités de genres pluriels, il n’en demeure pas moins que les magazines de mode, de «beauté» et même de bien-être, distillent une image stéréotypée de ce que devrait être une femme: belle, mince et apprêtée. Elle devrait être active professionnellement, une mère attentive (à partir d’un certain âge), une épouse loyale, mais aussi une maîtresse enjouée. Si l’émancipation de la femme en Occident s’est, en partie, développée par son droit à dévoiler son corps, ce même droit contribue également à sa sexualisation; une sexualisation qui ne va pas de pair avec une réelle émancipation de toute forme de domination masculine.

 

Mais revenons-en aux voiles. Le foulard des musulmanes témoigne de leur féminitude. Pour certaines, il représente l’intériorisation (in)consciente des marqueurs de la féminité en vigueur dans leurs différents groupes d’appartenance. Plus qu’un choix raisonné, le port du voile dépeindrait alors un usage conventionnel. Il répondrait aussi aux attentes à leurs égards d’un autre groupe, soit-il sexué, religieux ou culturel. Ce voile pourra ainsi être vécu positivement, mais il pourra aussi être ressenti comme une entrave à sa liberté individuelle, un obstacle à sa réalisation en tant que femme actrice de son existence. Pour d’autres, en revanche, il manifeste une volonté d’être femme autrement. En effet, dans leurs discours sur le voile, nombre de musulmanes voilées condamnent la dictature de la beauté véhiculée dans les magazines et la publicité. Par leur voile, elles veulent faire primer l’être sur le paraître, elles revendiquent qu’on les entende pour ce qu’elles disent et non pour ce qu’elles montrent. Pour les dernières enfin, leurs voiles vont de pair avec leur émancipation en tant que femme et en tant que musulmane. A l’image d’Amna, leurs voiles sont de purs produits de l’hybridation de deux modes de vivre. Ces femmes revendiquent leur modernité et leur liberté avec un voile. En effet, celles-ci jouent avec les codes dominants de la mode, mais elles lui articulent un surplus confessionnel, avec lequel elles entendent bien être les actrices de leurs identités et de leurs destins.

 

Relectures de notre propre histoire sociale

Si un «simple» morceau de tissu est devenu l’objet de débats passionnés, c’est aussi parce qu’il renvoie à différents registres, eux-mêmes sensibles: l’émancipation de la femme et sa place dans la société, mais aussi l’expression d’un religieux visible dans une société sécularisée. A l’interface de ces deux sujets, la femme voilée nous renvoie à nos propres histoires d’affranchissement du religieux chrétien et à nos propres luttes pour l’émancipation des femmes de la tutelle des hommes. Le voile devient ainsi conflictuel en ceci qu’il remet en cause la place du religieux et de la femme dans l’espace public. Il fait poindre l’angoisse du retour d’une normativité religieuse exercée à tous; la peur d’un recul des libertés individuelles acquises au prix de luttes parfois violentes.

 

Ainsi, dans un contexte largement sécularisé, il est difficile de comprendre pourquoi une personne, et qui plus est une femme, ferait démonstration de son appartenance religieuse. En ce qui concerne le voile des musulmanes, il évoque pour nombre de ceux qui les regardent une double contrainte: religieuse et patriarcale. Par extension, ce foulard témoigne pour ceux-ci d’une double soumission inintelligible. Aujourd’hui, se déclarer croyant, manifester publiquement la force de ses convictions est non seulement mécompris, mais est aussi vécu comme une potentielle menace, comme le risque d’un retour en arrière. La modernité occidentale s’est construite sur une séparation de l’Eglise et de l’Etat, sur une autonomisation des pouvoirs et des responsabilités de l’une et de l’autre. La réponse culturelle contemporaine à ce long processus d’émancipation se traduit aujourd’hui par une invisibilisation progressive du religieux. L’initiative fédérale sur l’interdiction de la dissimulation du visage, les initiatives cantonales contre tout couvre-chef dans les écoles publiques (Valais) et contre l’intégrisme religieux (Vaud), ou encore la loi genevoise sur la laïcité sont autant d’expressions d’un malaise sociétal lorsqu’il est question de visibilité religieuse. Que l’on soit clair, sous ces différents labels, ces initiatives et lois visent bien le voile des musulmanes et la lente institutionnalisation de l’islam en Suisse. 

 

La visibilité de l’islam dans l’espace public, en particulier par l’intermédiaire du voile, touche ainsi plusieurs cordes sensibles. Elle participe à la redéfinition et à la relecture de l’histoire de notre société. Elle questionne les rapports entre l’Etat et les communautés religieuses, les relations entre une majorité et une minorité, ainsi que la place de ces minorités dans la société. Finalement, elle interroge aussi les relations entre les hommes et les femmes. Elle réunit ainsi parfois des partisans d’une laïcité stricte, des opposants à l’immigration et des défenseurs des droits de la femme. Ces différents débats sur le voile se situent aussi à l’interface du sexisme et du racisme. En effet, chaque partie parle du voile des musulmanes, mais rares sont celles qui donnent la parole aux femmes qui le portent. Ces mêmes débats renvoient inlassablement ces femmes à une position supposée d’infériorité et d’altérité ethnique, culturelle et, bien sûr, religieuse. Les arguments des femmes qui choisissent de le porter, l’argumentation de celles qui revendiquent la liberté et l’émancipation au nom de leur voile, ou les témoignages de celles qui se déclarent suisses et voilées et qui vivent comme telles sont systématiquement passés sous silence. Pire encore, certains vont leur opposer l’argument selon lequel elles pensent être libres, mais ont en fait simplement intégré la contrainte religieuse et patriarcale. Certes, le port du voile n’est pas un choix, ni une liberté pour toutes les musulmanes du monde. Certes, nombre de pays à majorité musulmane sont coupables d’exactions inacceptables envers les femmes. Cependant, cette triste réalité ne devrait pas cantonner le débat public en Suisse (et plus largement en Occident) dans l’enfermement des musulmanes voilées dans les représentations qu’on s’en fait ou dans les stigmates de notre propre histoire. 

 

Leur confisquer la parole et décider pour elles de leur façon de vivre leur féminitude et leur féminité n’est pas une solution. Au contraire, cela revient à les confiner dans une position dont on se revendique de vouloir les «libérer». Reconnaître leur capacité d’agir sur leurs propres existences permettrait en revanche de les considérer comme les actrices de leurs identités et de la société dans laquelle elles inscrivent leurs appartenances.

 

Sociologue et formatrice, Mallory Schneuwly Purdie est chercheuse senior au Centre Suisse Islam et Société. Durant son parcours académique, elle s’est spécialisée dans les domaines de la pluralisation sociale, culturelle et religieuse, notamment dans les domaines carcéral, médical et scolaire. Aujourd’hui, elle enseigne régulièrement dans les universités de Suisse romande, où elle développe et dispense des formations spécifiques à divers acteurs de la société civile.

mallory.schneuwlypurdie@unifr.ch

 

Pour aller plus loin

›Yasmina Foehr-Janssens, Silvia Naef et Aline Schlaepfer (éd.),
Voile, corps et pudeur. Approches historiques et anthropologiques, Labor et Fides, 2015 ›Zahra Ali, Féminismes islamiques, Editions La Fabrique, 2012

›Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanien,
Les filles voilées parlent, Editions La Fabrique, 2008