Dossier

Le voile dans la tradition de l’art occidental

Ne le cachons pas, ce voile qui donne lieu à tant de polémiques fait partie de notre tradition occidentale depuis l’Antiquité.
Le Professeur Victor Stoichita nous fait prendre un peu de distance en nous dévoilant ses usages et ses transformations à travers l’histoire de l’art, jusqu’à nos jours.

La thématique du voile fait partie intégrante de vos recherches. Pourquoi vous intéresse-t-elle?

Victor Stoichita: Le voile est un objet complexe et qui intéresse l’historien de l’art en ce qu’il pose la question du visible… et donc de l’invisible. Dans mon enseignement et mes recherches, j’essaie en effet de le cerner du point de vue de l’histoire de la visualité, dans cette dialectique de cacher/montrer qui fait partie de l’essence du voile. Le va-et-vient entre ce qui est occulté et ce qui est montré fait l’intérêt de cet objet pour plusieurs domaines d’études: sociologie, anthropologie, histoire de l’art… En plus, le voile devient, aujourd’hui, un sujet de société important. Mais on oublie qu’il fait pleinement partie de la culture occidentale, dans laquelle il était investi d’une fonction rituelle bien codifiée. Désormais archaïque, son usage se perpétue néanmoins de nos jours sous certaines formes. Songez au voile du mariage ou, parfois encore, au voile du deuil, sans oublier les usages de la mode ou de l’érotisme.

Comment est-il apparu dans l’art occidental, grosso modo?

Lors d’un colloque international organisé par l’Université de Turin (en 2013, en collaboration avec l’Institut suisse de Rome et l’Université de Fribourg, ndlr), nous avions débattu de la façon dont le voile se manifeste dans les différentes cultures. Il apparaît que le voile concerne spécifiquement la culture occidentale en instaurant un rapport nuancé, parfois tendu, avec le visage. Ce visage qui est la partie du corps humain habituellement dénudée, rarement recouverte en entier, y compris dans les conditions physiques de froid ou de soleil. La culture occidentale a centré sur le visage l’individualité humaine et son identification – à côté du nom de la personne. C’est en ce sens qu’a été engendré le portrait, genre artistique de première importance dans la tradition visuelle occidentale, qui s’organise autour du visage.

 

La tradition artistique du voile est-elle à distinguer de la coutume sociale?

Pas nécessairement. Epistémologiquement, oui, bien sûr, il faut faire la distinction entre l’utilisation du voile dans la vie sociale et son emploi dans la tradition artistique. Mais les deux choses sont liées: la représentation artistique fait écho à la vie sociale. Si l’on élargit le champ de l’histoire de l’art à la tradition occidentale en général, on remarque que l’utilisation du voile est très ancienne. Nous avons des représentations datant de l’Antiquité montrant l’utilisation du voile, féminin surtout. Par exemple, le voile parant les statuettes de Tanagra de l’époque hellénistique, sans couvrir complètement le visage féminin, fait partie de l’expression artistique de ces figurines, en se combinant avec le mouvement et les gestes.

 

Le voile concerne essentiellement les figures féminines, dites-vous?

Traditionnellement, c’est sans doute le visage féminin qui est au centre de cette problématique du voile. Cependant, on connaît aussi des utilisations du voile masculin dans des cas spéciaux. Pline l’Ancien, par exemple, raconte la légende du peintre Timanthe qui, devant représenter le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon dans le contexte de la guerre de Troie, s’est trouvé devant le problème de représenter la très grande douleur d’Agamemnon. Le peintre a imaginé alors la solution de lui voiler le visage. D’après Pline, cela aurait été considéré comme une trouvaille extraordinaire dans l’Antiquité, cette manière d’exprimer une douleur inexprimable. Ce qui est caché, paradoxalement, devient le symbole visible de l’extrême douleur. C’est un cas d’école, car on retrouve ensuite dans la tradition picturale classique de nombreuses scènes de tristesse où les visages qui devraient être les plus expressifs sont cachés, voilés, retournés, pour éviter les représentations en excès.

 

Le voile est un instrument de pudeur dans ce cas?

Socialement, le voile avait, entre autres, pour fonction de cacher la douleur trop forte du visage, les larmes et les traits tirés, que l’on ne montre pas au public par pudeur. Ainsi du voile funéraire probablement. Mais le voile prend aussi, dans les moments extrêmes, une valeur sacrée. Dans le cas du mariage, c’est le rituel du passage de la jeune femme à un autre état, quand le visage se dévoile, en passant du père au mari. Cet usage du voile n’a pas disparu de la société occidentale, mais il s’est réduit à des moments-clés, comme le deuil ou le mariage. Ce sont d’ailleurs les rares occurrences dans la culture occidentale où le voile recouvre entièrement le visage. Sinon, dans la culture gréco-romaine, le voile s’utilisait dans la vie quotidienne de façon élargie et souple. Puis, son rôle s’est modifié au cours d’un processus qui a duré des siècles dans la culture occidentale, chrétienne, jusqu’à se réduire à un symbole.

 

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Comment le voile se manifeste-t-il, artistiquement?

La cristallisation du voile en tant qu’élément-clé dans le genre du portrait s’est produite à l’orée de l’époque moderne, à la Renaissance. A partir cette époque-là, une dialectique s’instaure entre l’utilisation sacrée et l’utilisation profane du voile. En outre, le portrait, qui est devenu central, n’est jamais représenté seul: il y a le buste, la parure, les objets et l’espace autour du visage. Tout cela a pour fonction de mettre en valeur le visage. Dans le portrait féminin en particulier, le voile est représenté dans un jeu de présence-absence très intéressant. Léonard de Vinci, considéré comme le père de la peinture moderne, dans le portrait-clé de la Renaissance, La Joconde, recouvre la chevelure de son modèle d’un voile très léger, translucide, presque invisible. On peut l’interpréter comme une donnée historique: à l’époque, les femmes dites honnêtes étaient censées se présenter en public avec des signes de pudeur. En même temps, ce voile subtil qui couvre la chevelure, mais pas le visage, renforce paradoxalement la présence de ce dernier, attire l’attention sur le portrait, centralise et donne de l’importance au visage. Dans un autre portrait de Raphaël intitulé La Velata (La Dame voilée), le voile est encore bien visible, mais de façon reliquaire: il s’est retiré pour faire émerger le visage. De signe sacré ou de pudeur, comme dans les représentations de la Vierge, il est devenu un signe de l’individualité humaine, voire de la féminité.

 

 

Qui dit voile, pense aussi dévoilement, donc nudité. Mais il n’est pas vraiment question d’érotisme dans ces portraits?

Il y a un lien – mais ce n’est pas le seul – dans le sens où les cheveux de la femme peuvent être considérés comme un signe érotique d’attrait. Des livres de mode datant de la fin du Cinquecento (XVIe siècle) montrent que l’utilisation du voile chez les femmes vénitiennes devient comme un langage codé, mettant en scène certains interdits. Se promener à Venise, la nuit, complètement voilée, était une marque de prostituée, pour ne pas se faire reconnaître, pour vendre seulement le corps mais pas le visage. Naturellement, il y avait quelques stratégies de dévoilement pour attirer le client: les livres d’images de cette époque nous montrent un décolleté, un œil, un morceau de chair… Cette transgression codée des interdits persiste jusqu’au XVIIe siècle, en Espagne, époque où le voile espagnol, la mantille, reste encore largement utilisé par le peintre Francisco de Goya. Ses représentations picturales de femmes avec mantille correspondent à des discussions sérieuses qu’il y eut en Espagne autour de la question de l’identité: des décrets royaux interdisaient le port du voile, en particulier un type de voile qui ne cachait qu’un œil, l’autre restant actif, signe de prostitution. On arrive alors à un moment, en Espagne, où le jeu de cacher/montrer le visage devient un langage codé, émettant des signaux érotiques, à l’aide de l’éventail. En déplaçant le problème du voile à l’éventail, la question du visage est posée selon une autre dynamique, un jeu social érotique mettant en scène l’attrait féminin.

 

Quelle est la part d’invention des artistes dans cette histoire du voile et du dévoilement, puisqu’ils semblent reproduire des usages sociaux?

En principe, la vie sociale prime l’invention artistique qui se manifeste dans la technique ou la stratégie de représentation. Le moment le plus intéressant dans l’histoire de la représentation impliquant cette dialectique de cacher/montrer remonte à l’invention, à la Renaissance, du portrait de profil. Il s’agit bien d’une invention artistique, picturale, qui tout en s’inspirant des anciennes médailles, s’est cristallisée d’abord en Italie. C’est l’idée que le profil d’une personne peut aussi bien exprimer l’individualité que le visage dans son entier. Ce faisant, une moitié du visage reste cachée… Il s’agit du résultat d’une réflexion sur le visage, l’identité, l’individualité, la technique de représentation en synergie avec la vie sociale. Cela est assez caractéristique de l’art occidental.

 

Ce qui semble assez typique de l’art occidental, aussi, n’est-ce pas la représentation du divin, de Dieu, ou du Christ ressuscité, alors que ce genre de choses doit rester caché dans d’autres cultures?

La représentation de Dieu a toujours été et reste problématique. Dans la tradition judéo-chrétienne, elle est interdite. Moïse sur la montagne du Sinaï recevant les Tables de la Loi, entend la voix de Dieu, mais ne peut pas voir son visage qui est voilé par les nuages. Même la représentation du Christ a posé problème. On l’a résolu par la double nature, humaine et divine, qui a justifié, à l’issue de débats intensifs et même violents, le dévoilement du visage du Christ. De manière générale, la représentation du corps et du visage est un problème de culture, qui suscite des interdits et des transgressions. C’est pourquoi cette problématique se prête à des approches transversales, pluridisciplinaires: sociologique, anthropologique, artistique…

 

A un moment donné, le visage disparaît, dans l’art contemporain. Que signifie cette disparition et que devient alors le système du voile et du dévoilement, la dialectique du cacher/montrer?

C’est une question à laquelle je ne pourrai pas donner de réponse définitive, car elle concerne un phénomène très complexe. Il s’agit là de la notion d’être humain qui est soumise à une destruction, une transformation, une redéfinition du portrait. A partir de Picasso, qui déconstruit le visage humain, on assiste à une nouvelle dialectique de destruction/reconstruction, qui va jusqu’à la disparition du visage humain. Mais ce sont des choses qui sont encore en cours et les artistes contemporains qui travaillent sur le visage n’y apportent pas une seule réponse. Je pense en particulier au vidéaste américain Bill Viola, qui a fait du portrait le centre de réflexion de son art. Dans ses installations, l’expression du visage, le dialogue des regards, la représentation des passions de l’âme constituent l’une des expériences artistiques les plus intéressantes du moment. Il y a aussi l’artiste et photographe américaine Cindy Sherman, qui travaille sur l’idée de masque, en se représentant elle-même déguisée, en se mettant en scène, en particulier dans une série de portraits historiques. Je citerai encore l’artiste d’origine iranienne Shirin Neshat, qui travaille sur le visage mais dans une réflexion transculturelle: venant du monde islamique et travaillant dans un monde chrétien, elle représente une problématique très «chaude» aujourd’hui.

 

Et si on élargit le champ du visage au corps entier, que penser du corps tatoué, pratique en plein essor de nos jours: est-une façon de montrer ou cacher des parties du corps? Le tatouage, plus que cacher le corps, le marque et le transforme. Le corps devient porteur de signes et d’images: il commence à parler. En ce sens il devient un signe d’individualité, en particulier auprès des jeunes générations. On peut aller plus loin. Le tatouage, dans sa tradition polynésienne, par exemple, n’est pas seulement une parure, une décoration qui enveloppe la peau, mais aussi et surtout un système de défense, une armure à même la peau, selon l’idée de l’anthropologue anglais Alfred Gell. Dans l’un de mes cours, j’avais mis en rapport cette enveloppe de signes marqués sur la peau elle-même et la tradition européenne des armures qui sont parfois individualisées. Aujourd’hui, la pratique du tatouage chez les jeunes a aussi à voir avec la recherche d’individualité, et vise à une certaine nostalgie ou souhait d’individualiser le corps.

 

Question plus personnelle. Quand vous avez écrit votre autobiographie Oublier Bucarest, parue chez Actes Sud en 2014, avez-vous caché ou dévoilé votre vie?

Jusqu’à la dernière minute, je n’étais pas sûr de publier ce livre. Je le concevais comme un témoignage à l’intention de mes enfants et petits-enfants. Peu à peu, je suis arrivé à écrire ce livre de souvenirs dans une forme littéraire… Alors, bien sûr, en écrivant au sujet de son enfance et de sa jeunesse, on s’expose, on se dévoile! Mais la forme littéraire est aussi une forme de voile. Tout comme le système de l’image, le système de la littérature met en œuvre une synergie de montrer/cacher. J’ai apposé un voile nominal, par exemple, en changeant presque tous les noms des personnages. Dans l’ensemble, ce travail d’écriture était une collaboration entre l’imagination active et la mémoire voilée…

 

Victor Stoichita est né en 1949 à Bucarest. Après une enfance partagée entre Cluj, en Transcarpathie, et la capitale roumaine, sous le régime communiste, il a fait des études d’Histoire de l’art à Rome, Paris et Munich. Depuis 1991, il est professeur ordinaire d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’Université de Fribourg. Ses recherches, qui ont acquis une renommée internationale, contribuent à enrichir l’histoire de la représentation en Occident, en associant iconologie, anthropologie et philosophie de l’image.

victor.stoichita@unifr.ch