«La solution au jihadisme peut être locale»

«La solution au jihadisme peut être locale»

Cinq ans après les attentats de Charlie Hebdo, Hugo Micheron publie un ouvrage se penchant sur les racines du jihadisme français. En marge de sa conférence du 23 janvier à l’Unifr, le spécialiste revient sur l’importance de s’attaquer à la radicalisation islamique au sein même des quartiers et des prisons européens.

Comment est né votre ouvrage?
Mon livre est le fruit d’une recherche de 5 ans effectuée dans le cadre de ma thèse de doctorat en sciences politiques à l’Ecole normale supérieure. Mon but était de partir du terrain pour décrire – et tenter d’expliquer – les importants départs vers la Syrie et l’Irak qui se sont produits entre 2012 et 2015, ainsi que les attentats ineffables qui se sont succédé en Europe ces dernières années. Après l’attaque de Charlie Hebdo, j’ai constaté un important paradoxe au niveau de la recherche: alors que de nombreux travaux sur le jihadisme avaient été publiés, rares étaient ceux qui reposaient sur une recherche de terrain approfondie. Bref, il y avait un décalage criant entre la prégnance du sujet dans la société et sa documentation. Je souhaitais à la fois pallier ce manque et créer un nouveau cadre théorique.

Votre travail se base notamment sur des dizaines d’entretiens conduits en prison avec des terroristes incarcérés, ainsi que sur des enquêtes menées dans leurs principaux fiefs (Toulouse, Paris, Nice ou encore Bruxelles-Molenbeek). Un terrain qu’on imagine peu aisé…
En effet, c’est un terrain difficile d’accès et non sans danger, ce qui pourrait d’ailleurs expliquer la réticence de certains autres chercheurs à s’y frotter. Le fait que je parle l’arabe et que j’ai vécu en Syrie avant la guerre m’a bien évidemment ouvert des portes. Reste que globalement, les détenus interrogés se sont exprimés plutôt librement. Il faut dire qu’en prison, tout est prétexte à sortir de sa cellule. J’ai probablement aussi bénéficié d’un certain mépris envers les chercheurs; en acceptant de me parler, mes interlocuteurs pensaient peut-être pouvoir m’instrumentaliser et/ou redorer l’image des jihadistes.

Plutôt que de vous pencher, comme d’autres chercheurs, sur les éléments exogènes du jihadisme, vous avez choisi d’explorer ce phénomène en Europe même. Pourquoi?
Cette thèse d’un terrorisme venu de l’extérieur, je l’ai immédiatement balayée. Les attentats en France ont été commis par des Français qui ont été socialisés dans l’Hexagone et sont passés par l’école de la République! Mon hypothèse s’est d’ailleurs confirmée lorsque j’ai fait du travail de terrain: j’ai découvert que dans certains quartiers, il y avait un nombre anormalement élevé de départs vers la Syrie ou l’Irak. Mon livre tente de montrer que la vague d’attentats initiée en 2015 n’est que l’aboutissement de phénomènes certes sourds, mais visibles à l’échelle de certains quartiers français et belges au moins depuis le 11 septembre 2001. Prenez l’exemple des frères Clain (ndlr: l’aîné, Fabien, avait prêté sa voix à la revendication par l’Etat islamique des attentats du 13 novembre à Paris). Depuis 15 ans déjà, ils s’adonnaient à du militantisme de base à Toulouse. Et pourtant, en 2015, tout le monde a été pris de court. La preuve que la radicalisation était mal documentée…

Vous évoquez des phénomènes sourds, mais visibles depuis longtemps. Pourquoi les autorités compétentes n’ont-elles pas pris des mesures?
Elles l’ont fait! Mais étant donné qu’elles ont mal interprété le fonctionnement des écosystèmes qui s’étaient développés dans certains quartiers – dans mon livre, je parle d’«enclaves» françaises et belges négligées –, elles ont concentré leur action sur des individus. La logique judiciaire n’était absolument pas adaptée pour faire face à cette machine de prédication. Depuis sa cellule, un jihadiste peut poursuivre son action, en faisant appel au reste du collectif. Pire, une fois en prison, les jihadistes toulousains faisaient la connaissance des jihadistes strasbourgeois ou parisiens, renforçant les liens entre les différents écosystèmes locaux.

Parallèlement aux quartiers, les prisons constituent justement votre autre axe de recherche…
Pour les activistes, la prison représente un espace intermédiaire entre l’Europe et le Levant: le processus de radicalisation les mène de leur quartier populaire au pseudo-califat de Daech, en passant souvent (avant, après, voire les deux) par la case prison. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que la plupart des jihadistes considèrent le fait d’être derrière les barreaux comme une étape et non comme la fin de leur activisme. La question de la gestion des retours est donc un point stratégique, et l’un des plus grands défis de l’après-Daech. Jusqu’à présent, ils ont été mal anticipés. En 2016 par exemple, il y avait quelque 1’500 Français en Syrie. Lorsqu’ils ont commencé à rentrer en masse en raison de l’effondrement de l’Etat islamique, les prisons hexagonales sont devenues le premier lieu de reconstitution des mouvances jihadistes.

Dans ces conditions, comment bien négocier l’après-Deach?
C’est LE grand défi de la décennie! Bien sûr, on peut espérer que les erreurs de jugement commises ces vingt dernières années par les autorités et experts compétents ne seront pas réitérées. Reste que par rapport aux années 1990, les jihadistes sont actuellement cent fois plus nombreux en territoire francophone. Et ils essayent de former la relève, notamment en pratiquant l’endoctrinement à la source dans les écoles salafistes qu’ils tentent de mettre en place. On peut craindre qu’ils profitent d’un prochain bouleversement géopolitique au Moyen-Orient pour recommencer à agir.

Quelles pistes de lutte contre le jihadisme entrevoyez-vous?
Ce qui est sûr, c’est que la réponse ne peut pas uniquement être sécuritaire. Elle doit aussi être politique. Or, le débat public sur la question du jihadisme manque de sérieux. Il est polarisé entre deux positions certes opposées, mais toutes deux dramatiques: le déni et l’hystérisation. Selon les partisans du déni, les membres de l’Etat islamique sont des fous qui ne méritent pas qu’on leur accorde de l’attention. L’hystérisation, elle, entraîne la montée de l’extrémisme politique de droite. A mon avis, il faut revenir sur le terrain. Et davantage ancrer l’action à un niveau local. Contrairement à ce que l’on entend souvent dire, le jihad n’est pas un phénomène global. Pour exister, il ne peut être que local. De même, la solution peut être locale.

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Author

Journaliste indépendante basée à Berne, elle est née au Danemark, a grandi dans le Canton de Fribourg, puis a étudié les Lettres à l’Université de Neuchâtel. Après avoir exercé des fonctions de journaliste politique et économique, elle a décidé d’élargir son terrain de jeu professionnel aux sciences, à la nature et à la société.

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