Les stars cachées du Festival de Locarno

Les stars cachées du Festival de Locarno

Éclairagistes, secrétaires, coiffeurs·euses, restaurateurs·trices, riverain·e·s… Le Festival de Locarno n’existerait tout simplement pas sans cette armada laborieuse. Des rôles indispensables, mais largement ignorés par l’histoire officielle. Afin de leur rendre justice, Cyril Cordoba et Joséphine Métraux ont décidé de leur donner la parole.
 

Comme tous festivals de films qui se respectent, celui de Locarno se gargarise d’attirer les plus grandes stars du septième art. Cette année, et pour n’en citer que trois, Jacky Chan, Emma Thompson et Willem Dafoe ont foulé les pavés de la mythique Piazza Grande. Les médias et les livres d’or du Festival s’en sont largement fait l’écho, mais ils n’ont pipé mot, ou presque, sur la foule de quidams qui rend possible cette manifestation. Et il en va ainsi d’une édition à l’autre. Tel est le constat auquel est parvenu Cyril Cordoba, historien à l’Université de Fribourg, après avoir compulsé les archives officielles du Festival.

«Comme souvent, l’histoire s’écrit par le haut, explique-t-il, remonté comme une bobine de 35 mm. Or les festivaliers·ères le savent bien: une telle manifestation ne repose pas uniquement sur les épaules de quatre ou cinq têtes d’affiche ou sur la direction. Il y a un immense travail mené en coulisses par des personnes qui n’apparaissent jamais dans les archives.»

Histoire participative
Cyril Cordoba estime alors que le moment est venu d’écrire une autre histoire de l’événement, cette fois-ci plus inclusive que celle des strass et des paillettes. Le moment ne saurait être mieux choisi puisque le Festival de Locarno fêtera ses 80 ans en 2026. Il sollicite l’expertise de Joséphine Métraux, une spécialiste de l’histoire participative, puis, ensemble, ils lancent un projet qu’ils baptisent piazza nostra: plus qu’un titre, un véritable manifeste! «Nous ne souhaitons pas imposer notre vision, mais co-construire une histoire, explique Joséphine Métraux.

Au contact de la population
Les deux historien·ne·s ont entamé leurs investigations lors de l’édition 2024 du Festival. Première étape: informer les Tessinois·es de leur démarche. Pour ce faire, ils ont distribué des flyers dans les rues de Locarno, collé des stickers, toqué à des portes, entamé une campagne d’informations sur les réseaux sociaux et créé une newsletter. C’est ainsi qu’ils ont noué leurs premiers contacts, notamment avec des personnes ayant travaillé pour le Festival durant des décennies. Ils ont également installé leur quartier général au théâtre Paravento, lieu mythique en marge du Festival.
«Aujourd’hui, les gens connaissent notre projet et souhaitent apporter leur pierre à l’édifice. Investir l’espace public nous a permis de créer une relation de confiance. Il nous arrive d’ailleurs de rencontrer des personnes, de prendre le temps de boire un café, mais de ne rien enregistrer», sourit Joséphine Métraux.

Anecdotes inédites
Si elle ne devait retenir qu’un témoignage parmi la trentaine déjà recueillie, Joséphine Métraux citerait celui de Fritz Bleuer, technicien qui a géré durant un quart de siècle l’installation de l’écran géant de la piazza grande: «L’opération requiert une vingtaine de personnes pour éviter que la toile ne se déchire. C’est presque comme une danse soigneusement chorégraphiée. Une année, m’a-t-il raconté, un cycliste avait roulé sur la toile alors qu’elle reposait au sol. La marque était restée durant tout le festival!»

Cyril Cordoba, quant à lui, évoque le souvenir d’une rencontre avec Esther Weber, LA secrétaire du Festival, qui travaillait déjà pour la manifestation dans les années soixante: «C’était assez émouvant de l’entendre expliquer l’étendue de ses tâches qui, aujourd’hui, occuperaient sans peine quatre à cinq personnes à plein temps… et sans ordinateur!»

Le duo a également rencontré les créateurs d’un bar clandestin qui ouvrait en marge du Festival. «Moi qui ne suis pas de Locarno, j’ignorais totalement que de tels lieux existaient. Nous n’en avons d’ailleurs retrouvé la trace nulle part, confie Cyril Cordoba. Les animateurs de ce bar alternatif nous ont raconté que l’équipe du film Men in Black les avaient contactés pour venir s’y enjailler!»

Témoignages sur le petit écran
Cet été, Cyril Cordoba et Joséphine Métraux ont présenté les premiers résultats de leurs recherches sur la scène du théâtre Paravento, afin d’y présenter les premiers résultats de leurs recherches. Quatre écrans y ont diffusé une sélection de témoignages. Et, bien que les montages ne soient pour l’heure que très bruts, la plupart des visiteurs·teuses sont resté·e·s collé·e·s plus d’un quart d’heure devant l’écran. «C’est ce qui m’a le plus surprise, se réjouit Joséphine Métraux. J’ai même dû leur proposer une chaise!»
Le binôme en a ensuite profité pour engager le dialogue et inciter les visiteurs·euses à compléter les perspectives présentées, voire à livrer leur propre version. « Un visiteur m’a confié qu’il n’était “qu’ouvrier” et qu’il n’avait donc rien d’intéressant à dire, se souvient Joséphine Métraux. Or, c’est précisément là que se trouvent des histoires fascinantes.»

To be continued…
Selon la tournure du projet et les possibilités de financement, ces témoignages, ainsi que ceux qui leur parviendront par la suite, seront mis en ligne et déposés en tant qu’archives à la Cinémathèque suisse. Le tout sans censure mais avec la plus grande ouverture, le hasard des rencontres n’empêchant pas les voix discordantes de se faire entendre. Or, Joséphine Métraux et Cyril Cordoba tiennent à le préciser: ne travaillant pas pour la manifestation, le duo n’a aucune raison de les taire, encore moins de servir un narratif officiel.

«Notre projet doit nous aider à comprendre ce que le Festival fait pour les gens, mais aussi ce que ces derniers et la région font pour, avec et parfois contre le Festival», conclut Cyril Cordoba.

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Author

The long and winding road! Après un détour par l'archéologie, l'alpage, l'enseignement du français et le journalisme, Christian travaille depuis l'été 2015 dans notre belle Université. Son plaisir de rédacteur en ligne? Rencontrer, discuter, comprendre, vulgariser et par-ta-ger!

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