Dossier

Le désert dans l’ancienne littérature monastique

La figure du moine qui se retire dans le désert, sa portée symbolique et lyrique sont d’une riche histoire et d’une grande signification, tant pour la littérature que pour l’histoire chrétienne.

Dès l’apparition du phénomène monastique chrétien dans la deuxième moitié du IIIe siècle en Egypte et en Syrie, il fut associé au désert, à sa nature inhospitalière et aux exploits ascétiques qu’y ont menés les premiers ermites. En Egypte, le désert était un lieu riche de signification. Occupant 95% du territoire, il était perçu comme le contraire de la très fertile vallée du Nil. Plus qu’une terre vide, déserte et non-habitée, c’était la région des tombeaux et le domaine de la mort, le règne de Seth, le dieu hostile et malfaisant. Le désert abritait des animaux dangereux, terrifiants et même fantastiques qui furent associés aux démons dans l’imaginaire des Egyptien·ne·s devenu·e·s chrétien·ne·s. C’est ainsi que des démons et des monstres pullulent dans l’air, les ruines, les anciens tombeaux et les temples dans le récit de la Vie d’Antoine. Ce texte, rédigé par Athanase, évêque d’Alexandrie vers 356, peu de temps après la mort du moine, présentait Antoine comme le premier ermite qui aurait osé affronter les forces du mal dans le désert. Devenue un énorme succès, la Vie d’Antoine a ainsi véhiculé une certaine image du désert parmi les chrétien·ne·s du monde antique tardif.

Héritière d’une tradition

L’austérité de la vie au désert n’était pourtant pas considérée comme une fin en soi: en affrontant le dénuement et les puissances du mal dans le désert, le moine ne faisait que suivre le modèle de maintes figures bibliques et du Sauveur lui-même. Le désert occupe, en effet, une place importante dans les récits bibliques. Le Livre de l’Exode raconte ainsi le périple du peuple hébreu dans le désert égyptien pendant quarante ans sur son chemin vers la terre promise en Canaan. Ces années au désert étaient un temps d’épreuve pour les Hébreux·es, au point qu’elles et ils ont cherché à adorer de faux dieux. Mais c’était également un temps de nombreux dons divins, comme la manne tombant du ciel, l’eau sortant du rocher et la loi divine que Moïse a reçue sur le Mont Sinaï. C’est aussi dans le désert que le grand prophète Elie a rencontré Dieu sur le Mont Horeb et que Jean-Baptiste a prêché la venue du Seigneur. D’après les Evangiles synoptiques, Jésus lui-même a été conduit au désert par l’Esprit de Dieu après son baptême dans le Jourdain, pour y être tenté par le diable au bout de quarante jours. Contrairement aux Hébreux·es d’antan, Jésus a surmonté l’épreuve en lui donnant un nouveau sens: il est lui-même l’eau vive et le pain du ciel. Jésus inaugure ainsi une nouvelle ère, proclamée jadis par les prophètes (Ezéchiel, Isaïe), où les lieux désolés deviennent tantôt jardin d’Eden, tantôt la cité céleste annoncée dans le Livre de l’Apocalypse.

Digne des plus belles louanges

Nourrie de cet arrière-fond biblique, l’image du désert revient souvent dans l’ancienne littérature monastique sous une forme symbolique. Puisque c’est le lieu où l’homme, dans l’histoire du salut, a pu sentir au plus fort la présence de Dieu, il mérite les plus belles louanges. De lieu aride, inhabité et perdu il devient un lieu désiré et fleuri, à l’image du paradis ou d’une cité, la Jérusalem céleste qui cache des trésors. Selon Athanase, quand des disciples ont commencé à s’installer auprès d’Antoine, «le désert devint comme une cité de moines qui avaient quitté leurs biens et reproduisaient la vie de la cité céleste» (Vie d’Antoine 14). Jérôme, un savant chrétien qui a séjourné dans le désert de Chalcis en Syrie entre 375 et 377, a répandu cette imagerie paradisiaque en Occident. En invitant son ami Héliodore à le joindre au désert, Jérôme s’exclame: «Ô désert verdissant des fleurs du Christ! Ô solitude, où naissent ces pierres desquelles se construit la cité du grand roi dans l’Apocalypse!» (Lettre 14).

© Valentin Rime

Dallol, Dépression du Danakil 20.02.2019

14.2405°N, 40.2972°E

Nous avons plus l’impression d’être dans un film de science- fiction que sur Terre. Les spécialistes de la biologie extraterrestre considèrent d’ailleurs cet environnement comme l’un des plus extrêmes sur Terre par son acidité et sa température. Ils y ont étudié les limites de la vie dans ces conditions qui pourraient s’approcher de celles présentes sur d’autres planètes. Lors de l’une des premières expéditions de notre groupe de recherche, un pH négatif (extrêmement acide) avait été mesuré. Il avait été conclu que notre appareil était défectueux ou mal calibré. D’autres chercheurs ont depuis confirmé que ces résultats étaient corrects.

Récits symboliques ou lyriques

Mais c’était Jean Cassien, fondateur de deux monastères à Marseille (autour de 420) après un long séjour auprès des ermites égyptiens, qui a transmis en Occident latin l’enseignement de ces Pères du désert dans une forme élaborée, à travers ses deux œuvres, les Institutions cénobitiques et les Conférences. Pour Cassien, ce que le peuple d’Israël a vécu lors de son long périple à travers le désert est une image de ce que vit un ascète aujourd’hui. Ainsi, l’Egypte représente le monde que doivent quitter les moines, symbolisés eux-mêmes par le peuple hébreu. De même que les Hébreux·es ont autrefois abandonné leur Dieu pour adorer les idoles égyptiennes, de même il y a des moines, aujourd’hui, oubliant la manne qu’ils ont pu goûter en rentrant dans la profession monastique et murmurant comme les Hébreux·es: «Qu’il faisait bon en Egypte! Nous étions assis devant les pots de viande, et nous mangions à satiété l’oignon, l’ail, les concombres et les melons!» (Conférences, 3). Le Pharaon et les Egyptiens empêchant le départ du peuple de l’Egypte représentent les démons qui accablent le moine affaibli par le jeûne, en le poussant soit vers le vice de la gourmandise, soit vers celui de l’acédie (un dégoût, une paresse). Ces démons veulent empêcher le moine de parvenir au «désert des vertus», c’est-à-dire à l’état de vie moral et spirituel dans lequel l’ascète atteint la pureté de cœur et de corps. Aussi, la conquête de la terre promise symbolise pour Cassien le combat de l’ascète contre les vices, qui sont comme «les sept nations dont le Seigneur promet de donner les terres aux enfants d’Israël, après leur sortie d’Egypte» (Conférences, 5).

Une interprétation beaucoup plus lyrique des déserts bibliques se dégage chez un autre auteur contemporain de Cassien, Eucher. Avant de devenir évêque de Lyon, il était moine, en compagnie de sa femme et de leurs deux fils, aux îles de Lérins situées dans la baie de Cannes. En effet, contrairement à la tradition monastique orientale, l’Occident ne possède pas de déserts rocheux. Pour se retirer du monde, le moine occidental cherche la forêt ou les îles qui, en rappel des origines orientales de la vie monastique, finiront par être appelées elles aussi des déserts. Eucher en est le premier témoin. Dans son petit traité intitulé Eloge du désert (vers 428) il fait louange de la vie à l’écart du monde, vécue en l’occurrence dans le monastère de Lérins, dépeint comme un paradis fleurissant. En parcourant les déserts de la Bible, Eucher montre l’abondance de la grâce divine pour les habitant·e·s du désert au cours de l’histoire du salut: la sécurité, la loi divine, la nourriture céleste et la proximité de Dieu. Les moines de Lérins continuent à être gratifiés par Dieu de ces mêmes faveurs mystiques, tout en devenant eux-mêmes le sol travaillé par Dieu: «Désirent-ils goûter à la vie du désert? Ils y goûtent déjà dans leur cœur.»

Des brigands et des moines

La tradition monastique médiévale occidentale s’inspirera largement de ses devanciers antiques: un monastère pourra être appelé «désert» en tant qu’école de perfection ascétique, mais aussi en tant que lieu où l’on s’approche le mieux possible de Dieu. Certains mots que nous utilisons encore aujourd’hui trouvent leur origine dans l’utilisation qu’en ont faite les moines égyptiens. Malgré le fait que ceux-ci parlaient principalement dans leur langue d’origine, le copte, les histoires qui racontaient leurs vies dans le désert et transmettaient leur enseignement spirituel ont largement circulé en grec, la langue de culture de l’époque. Ainsi, le mot français «ermite» vient du grec erêmitês qui désigne celui qui habite dans l’erêmos, le désert. Ou encore, le terme «anachorète» vient du grec anachôrêsis qui veut dire «action de se retirer» et en même temps «lieu de retraite, refuge». Dans un sens plus restreint, ce mot désignait, dans le langage administratif grec, le mouvement social d’exode des paysans égyptiens accablés de taxes, qui fuyaient leurs villages jusque dans les profondeurs du désert pour échapper aux agents du fisc romain, souvent pour vivre de brigandage. La tradition a sauvegardé plusieurs histoires de ces voleurs réfugiés au désert et ensuite devenus de fameux ermites. L’histoire de la notion du désert fait ainsi partie de l’histoire des idées, en même temps qu’elle nous renseigne sur le développement de l’institution et de la spiritualité monastique chrétienne.

Notre experte Mante Lenkaityte Ostermann est membre du projet FNS-Eccellenza sur la compétition religieuse dans l’Antiquité tardive, dirigé par le prof. ass. Francesco Massa. Elle collabore également au projet FNS (dir. prof. Franz Mali) qui prépare l’édition critique, la traduction française et le commentaire de l’Opus imperfectum in Matthaeum.

mante.lenkaityte@unifr.ch